Guillaume Ancel : « Le débat sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda reste tabou »
La plainte contre X déposée mardi par l’association Survie pose une nouvelle fois la question du rôle de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda. La réaction de Guillaume Ancel, ancien officier membre de l’opération française Turquoise.
Mardi 3 novembre, l’association Survie a annoncé avoir déposé une plainte contre X visant des responsables politiques français pour des livraisons d’armes aux régimes rwandais qui ont planifié puis mis en œuvre, entre janvier et juillet 1994, le génocide des Tutsis du Rwanda. À l’appui de cette plainte, Survie a fourni, pour l’essentiel, des documents déjà connus, dont certains se rapportent à des livraisons d’armes antérieures au déclenchement des massacres à grande échelle commis à partir du 7 avril 1994.
Dans un pays où la justice n’a jamais montré beaucoup de zèle à explorer la possible implication des responsables politiques français dans un génocide qui aura causé près d’un million de morts en 100 jours, on est en droit de rester circonspect quant à la possibilité que cette procédure prospère. Au moins cette initiative a-t-elle le mérite de relancer un débat tabou, depuis 20 ans, au pays des droits de l’homme : les autorités françaises ont-elles, en connaissance de cause, favorisé l’entreprise d’extermination des Tutsis mise en œuvre par leurs alliés rwandais du « Hutu Power » ?
Ancien officier de l’armée de terre, Guillaume Ancel a pris part à l’opération française Turquoise, officiellement mandatée par l’ONU alors que le génocide était largement consommé et dont l’objectif reste controversé. En juillet 1994, il a été témoin de livraisons d’armes françaises aux auteurs du génocide, alors réfugiés en RDC. Il revient pour Jeune Afrique sur les dimensions occultes de l’action militaire française au Rwanda.
Jeune Afrique : Avez-vous été sollicité par Survie dans le cadre de cette plainte ?
Guillaume Ancel : Non. Je pense que l’association a souhaité baser sa démarche judiciaire sur les documents qu’elle a pu réunir.
Vous avez pourtant été le témoin direct d’une livraison d’armes aux forces génocidaires par l’armée française en pleine opération Turquoise, en juillet 1994…
Je pense qu’il est important de distinguer le soutien que la France a pu apporter au régime rwandais au moment où il dérivait, avant avril 1994, et celui d’après le début du génocide. Tant que les massacres n’avaient pas débuté, même si des signaux permettaient de redouter ce scénario, on ne pouvait pas le prédire avec certitude. Cela est très différent du soutien apporté par la suite, en connaissance de cause, au régime qui commettait le génocide.
J’ai participé à l’opération Turquoise, dont l’ambiguïté était évidente : elle a été « habillée » comme une opération humanitaire alors qu’elle consistait initialement à apporter un soutien militaire au régime génocidaire. C’est dans ce cadre que j’ai assisté à une scène qui, à elle seule, sur le plan pénal, pourrait justifier la mise en cause de responsables français pour complicité de génocide. Sous couvert de cette opération humanitaire, la France a en effet livré des armes aux forces génocidaires exilées dans les camps de réfugiés de la RDC. C’était durant la deuxième quinzaine de juillet 1994. Officiellement, le génocide venait de prendre fin. Mais à cette date, on savait tout. Il ne pouvait s’agir d’une erreur de jugement. C’était un acte délibéré.
S’agissait-il d’une livraison d’armes ou leur a-t-on restitué des armes qu’on leur avait saisies avant leur fuite vers le Congo ?
J’ai longtemps pensé qu’on leur avait restitué leurs propres armes. Mais grâce au témoignage d’un officier de la Légion étrangère, j’ai compris que le volume des armes confisquées à l’ancienne armée rwandaise n’aurait pas permis d’alimenter le convoi que j’ai vu passer : entre sept et dix camions chargés de containers maritimes. Un officier français m’avait demandé de détourner l’attention des journalistes présents sur place pour qu’ils ne remarquent pas ce convoi, dont il m’a dit clairement qu’il contenait des armes pour les réfugiés hutus. Il s’agissait bien d’un stock pour soutenir délibérément l’armée génocidaire. Il ne pouvait donc s’agir que d’une décision politique prise au plus haut niveau de l’État.
Depuis que vous avez révélé certaines dimensions cachées de l’opération Turquoise, en avril 2014, vous avez publié des textes sur le sujet et participé à des colloques. Qu’est-ce qui vous motive ?
Il s’agit pour moi d’un enjeu démocratique. J’ai quitté l’armée de terre il y a dix ans, après une carrière très intéressante. Et je trouve choquant que dans une société qui se revendique démocratique, et qui passe son temps à donner des leçons politiques au monde entier, on soit incapable de tenir un débat sur le rôle que nous avons joué dans un génocide. C’est un blocage culturel des grands partis, lesquels entendent protéger leurs décideurs qui étaient aux affaires en 1994.
Qui, en France, s’accapare le droit d’empêcher les citoyens français de savoir ce qui a été accompli en leur nom ?
En tant que citoyen et qu’ancien officier ayant participé à Turquoise, je veux obtenir la garantie qu’on saura éviter qu’un tel drame se reproduise à l’avenir. Or pour l’éviter, on doit savoir ce qu’il s’est passé. Qui, en France, s’accapare le droit d’empêcher les citoyens français de savoir ce qui a été accompli en leur nom, notamment en empêchant la déclassification des archives du Quai d’Orsay, de la DGSE et de l’Élysée?
En 21 ans, seuls deux anciens militaires – vous-même et un ancien adjudant du GIGN – ont accepté de livrer leur témoignage sur le rôle qu’on leur a fait jouer au Rwanda. Comment expliquez-vous cette omerta ?
Pour ceux qui sont encore en service, il s’agit du strict respect de l’obligation de réserve. S’ils s’exprimaient sur le sujet, ils mettraient fin à leur carrière, contrairement à moi qui ai acquis une liberté de parole en quittant l’armée. Pour les autres, il ne faut pas minimiser le fait que ce dossier met en lumière la relation trouble de la France dans un génocide. C’est très dur d’en parler. Moi-même, ça m’a coûté de devoir dire : « Oui, je pense qu’on s’est lourdement trompé au Rwanda. »
À titre privé, j’ai reçu des témoignages de militaires français qui sont intervenus là-bas. Ils considèrent avoir agi comme des professionnels, en conduisant avec efficacité les missions que les décideurs politiques leur avaient confiées. Ils estiment aujourd’hui que ce qu’ils ont fait n’était pas propre mais que dans le contexte de l’époque, ils n’en avaient pas forcément conscience car ils ne maîtrisaient pas les tenants et aboutissants de la crise rwandaise. Mais ils refusent d’exprimer publiquement leurs états d’âme par crainte des ennuis qu’on pourrait leur créer. Personnellement, j’ai tout de même fait l’objet de pressions juridiques, physiques, professionnelles… Le débat sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda reste tabou.
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