Pour les Rastafaris, l’Éthiopie n’est plus vraiment la « terre promise »
Venus trouver en Éthiopie leur « terre promise », les Rastafaris y sont encore aujourd’hui marginalisés et déconsidérés, victimes notamment de leur désunion. Mais ils continuent à s’en remettre à leur Messie, l’ancien empereur éthiopien Haïlé Sélassié.
« Comment a-t-on pu survivre jusqu’ici ? Je me le demande », souffle Reuben Kush, le regard perdu dans le vide. L’homme à la barbe grisonnante est le président de l’Ethiopian World Federation, l’une des branches du Rastafarisme.
Il est membre de la communauté rasta de Shashamané, à quelque 250 km au sud d’Addis Abeba, qui fêtait au début du mois le 85e anniversaire du couronnement de l’empereur éthiopien. Le 2 novembre 1930, Tafari Makonnen était couronné Negusä nagäst, Roi des Rois, sous le nom de Haïlé Sélassié 1er. Il est alors le seul monarque noir d’un pays souverain et non colonisé.
Le Rastafarisme est un mouvement spirituel né dans les années 1930 au sein des descendants d’esclaves de Jamaïque. Ceux-ci considéraient Haïlé Sélassié comme un Messie noir – en raison de son ascendance censée remonter au roi Salomon et à la reine de Saba -, qui mènerait les peuples africains vers la liberté.
Rendu célèbre dans le monde entier par la musique d’un de ses membres les plus illustres, Bob Marley, le Rastafarisme porte le nom de l’empereur avant son couronnement : Ras Tafari (Ras, titre nobiliaire éthiopien, et Tafari, son nom de naissance).
En 1948, Haïlé Sélassié offre des terres aux Rastas en Éthiopie. Après une visite de l’empereur en Jamaïque en 1966, des Caribéens, attirés par la « terre promise », commencent à affluer en Éthiopie, suivis d’Américains et d’Européens. Les descendants d’esclaves noirs pensaient ainsi en finir avec « l’exil » séculaire. « L’Éthiopie est notre terre, pour tous les Noirs restés en Occident », justifie Reuben.
« Pas encore intégrés »
Mais l’exclusion a vite remplacé l’exil. Après le renversement d’Haïlé Sélassié par Mengistu Haïlé Mariam en 1974, le nouveau pouvoir marxiste autoritaire a confisqué les terres de Shashamané et la plupart des Rastas ont choisi de fuir.
« L’empereur nous avait donné 500 hectares. Aujourd’hui, nous vivons sur six ou sept hectares », soupire Reuben, originaire de Birmingham en Grande-Bretagne et arrivé il y a dix ans.
Et « aujourd’hui encore, nous n’avons aucun contrôle sur notre propriété », déplore-t-il. Les Rastas ne sont autorisés ni à déposer un permis de construire ni à posséder un bien foncier. Ils ne peuvent pas non plus travailler, payer des impôts, inscrire leurs enfants à l’université.
La plupart d’entre eux sont de fait apatrides. Ils ont le plus souvent tourné le dos à leur pays d’origine en ne renouvelant pas leur passeport. Et la nationalité éthiopienne ne leur a pas été accordée. « Ce qui me déçoit, c’est que je dois avouer à ma famille restée là-bas qu’ici non plus nous ne sommes pas encore intégrés », regrette Reuben.
Le demi-millier de Rastafaris qu’abrite Shashamané se divise en quatre églises principales – Ethiopian World Federation, Douze tribus d’Israël, Ordre de Nyabinghi et Eglise de Bobo Shanti -, dont la rivalité n’aide pas à faire avancer la cause commune.
En ce jour anniversaire du couronnement de l’empereur, le son des percussions s’élève du Tabernacle, le lieu de culte des Nyabinghi. Une trentaine de membres est rassemblée sur le parvis. Le code vestimentaire est strict: les femmes portent de longues robes éthiopiennes et couvrent leurs cheveux. Les hommes doivent découvrir leur tête.
Joseph s’avance face à une demi-douzaine de percussionnistes assis dans l’herbe. Le leader, vêtu de blanc, retrace la généalogie d’Isaac et de Jacob.
« Différentes idéologies »
Dans la rue principale de Shashamané, derrière un portail orné d’un massif lion de Juddah, symbole de l’empereur, de la musique reggae retentit de la sono des Douze tribus d’Israël.
Chaque Eglise célèbre l’événement à sa façon, sans unité. Dans l’enceinte de Bobo Shanti, prêtre Brian et prêtre Bandulai commencent trois heures de chants et de lectures de psaumes, en direction de l’Est comme l’exige leur culte.
Devant l’église aux murs peints de rouge, jaune et vert – les couleurs des drapeaux éthiopien et rastafari -, ils entonnent la dévotion du matin, devant un parterre désert. La communauté ne compte que sept membres.
Leader et fondateur de la communauté, prêtre Paul est arrivé de Jamaïque en 1992. « Si cette communauté était unie, on nous aurait déjà donné des droits », estime-t-il. « Mais parce que nous avons différentes idéologies, différentes manières de penser, nous ne pouvons aller devant le gouvernement comme une seule entité », dit-il.
Reuben, lui, se demande ce que va devenir la prochaine génération, si elle n’a pas accès aux études et au monde du travail comme tout Éthiopien. « Nous devons pouvoir dire à nos enfants qu’ils ont un pays », pense-t-il. « Ils sont nés ici et sont considérés comme apatrides. Ils ne peuvent pas avoir de papiers ici, ni auprès des pays d’où viennent leurs parents. »
Mais en dépit des problèmes, un petit nombre de Rastas continue à venir sur ces terres. Et la ferveur, malgré tout, dépasse la peur. Tous jurent que la communauté n’est pas mourante. Comme toujours, ils prient et s’en remettent au Messie, Haïlé Sélassié, leur « dieu vivant ».
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