Marc Rennard : « le potentiel de la téléphonie mobile reste inégalable »
Présent dans dix-huit pays africains, Orange a fait du continent l’un de ses principaux relais de croissance. Après un exercice perturbé par les crises politiques, le patron de l’opérateur français en Afrique détaille sa stratégie.
Télécoms : sur la voie de la Net-économie
Détendu mais toujours incisif, n’éludant aucun sujet, Marc Rennard, 55 ans, a reçu Jeune Afrique pour un long entretien au quartier général de France Télécom-Orange, dans le 15e arrondissement de Paris. Patron des activités internationales depuis 2006, nommé au comité exécutif du groupe en 2010, il dresse un bilan d’étape du plan Conquêtes 2015, dont l’objectif est notamment de doubler les revenus d’Orange sur les marchés émergents, pour atteindre 7 milliards d’euros.
Propos recueillis par Julien Clémençot.
Jeune Afrique : À presque mi-parcours du plan Conquêtes 2015, quel est votre bilan en Afrique ?
Marc Rennard : Nous respectons la feuille de route donnée il y a deux ans par le PDG, Stéphane Richard, et pensons toujours atteindre 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires à l’horizon 2015 sur la zone Afrique, Moyen-Orient et Asie [le chiffre d’affaires était de 3,7 milliards en 2011, NDLR]. Essentiellement par croissance interne, mais aussi via l’intégration de filiales que l’on ne consolide pas, comme celles du Maroc ou de la Tunisie, et au travers de nouvelles acquisitions, comme nous l’avons fait l’an dernier en RD Congo.
L’exercice 2011 a pourtant été perturbé par de nombreuses crises sur le continent.
Notre exercice a beau avoir été perturbé par le Printemps arabe ou la crise postélectorale en Côte d’Ivoire, cela ne sera pas significatif à l’échelle du plan. L’objectif de croissance du groupe est d’atteindre 300 millions de clients dans le monde, et, sur les seuls marchés africains, nous en comptons déjà 74 millions. L’an dernier, notre croissance en nombre d’abonnés était de 26 %, et celle de notre chiffre d’affaires de 6,8 %, hors Égypte et Côte d’Ivoire. Une tendance qui se confirme sur les premiers mois de 2012.
Il y a encore de bonnes affaires à saisir. Congo Chine Télécom, rachetée en 2011, en était une.
Quelles sont vos prochaines cibles pour étoffer votre portefeuille d’opérations ?
Stéphane Richard l’a dit : il n’y aura pas d’acquisition majeure dans les prochains mois. Mais nous restons bien sûr attentifs aux opportunités.
Y a-t-il de bonnes affaires à saisir ?
Oui, regardez notre dernière acquisition en RD Congo à l’automne 2011.
Congo Chine Télécom n’avait pas la réputation d’être un modèle de bonne gestion…
La société était dans une situation compliquée, et nous avons pris du retard en raison de la crise politique qu’a connue le pays. Mais notre analyse de ce marché de plus de 65 millions d’habitants reste la même. Nous avons une licence globale, donc nous allons lancer la 3G [haut débit mobile] et étendre la couverture du réseau. Aujourd’hui, l’entreprise propose des services basiques, mais nous espérons avoir introduit d’ici à un an ce que nous faisons ailleurs : le BlackBerry en prépayé, la Flybox [internet fixe via le haut débit mobile], le roaming [connexion à un réseau étranger], etc.
Vous avez dix-huit filiales en Afrique. Orange aurait-il réussi un tel développement s’il n’avait pas été au départ un opérateur important ?
Non, même si MTN, parti de rien en Afrique du Sud, est un contre-exemple. Ce pour au moins trois raisons. La première, c’est que la capacité financière du groupe nous a permis de devenir leader dans les infrastructures de transmission comme les câbles sous-marins. La deuxième, c’est que nous avons bénéficié en termes d’image d’une marque internationale. Et la troisième : nous avons largement profité de la capacité d’innovation du groupe.
Dans un groupe comme Orange, toutes les filiales n’ont pas la même rentabilité. Lesquelles sont vos locomotives ?
La rentabilité est largement liée à l’histoire. Il n’y a pas de filiales anciennes qui ne soient pas très profitables. Je pense entre autres au Mali, au Sénégal, au Cameroun, à Maurice. Toutes les opérations datant d’avant 2003 ont atteint des niveaux de performance supérieurs à la moyenne.
Avec plus de 30 millions d’abonnés en Égypte, Mobinil ne figure pas dans le peloton de tête ?
En Égypte, les opérateurs ont un niveau de rentabilité un peu inférieur, parce qu’il y a un taux de déperdition de la clientèle plus important et que les prix sont bas. Par ailleurs, en 2011, deux crises nous ont pénalisés. D’abord la révolution, puis la polémique autour du tweet publié par notre coactionnaire Naguib Sawiris [représentant Mickey en « barbu » et Minnie en burqa].
Quelle a été votre stratégie de reconquête ?
Nous avons beaucoup communiqué, et aussi travaillé sur les offres commerciales. Et puis nous avons fortement redynamisé le circuit de distribution, ce qui nous a permis de réduire les coûts… Après une année 2011 agitée, 2012 s’annonce prometteuse pour Orange en Afrique.
Notamment au Sénégal, où le nouveau président a décidé de supprimer la taxe sur les appels internationaux entrants, contre laquelle vous vous étiez fortement mobilisé…
C’était un véritable cancer pour l’industrie des télécoms et l’économie des pays. J’observe avec satisfaction que les deux plus gros pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, ont à quelques mois de distance abouti, après des études réglementaires, fiscales et économiques, à cette même conclusion.
La nomination au poste de Premier ministre d’Abdoul Mbaye, frère du directeur général de votre filiale Sonatel, va-t-elle faciliter vos relations avec les pouvoirs publics sénégalais ?
Je ne le pense pas. Depuis que je dirige les opérations d’Orange en Afrique, nos relations avec les pouvoirs publics se sont toujours limitées aux ministères des Télécoms et des Finances et au régulateur. Et puis l’éthique du directeur général de Sonatel et du Premier ministre nous préserve de ce genre de dérive. Ça n’a en tout cas pas joué concernant la taxe sur les appels entrants, dont l’abandon figurait déjà dans le programme du candidat Macky Sall.
Vous avez déclaré que l’ambition d’Orange était d’être numéro un ou deux sur chacun de ses marchés africains. Quid du Kenya, où vous êtes troisième avec 10 % du marché ?
Au Kenya, nous avons repris une participation majoritaire dans l’opérateur historique Telkom Kenya. Ce marché a été mis à mal par un environnement réglementaire non maîtrisé et deux opérateurs indiens qui ont détruit le marché par des politiques de prix parfois inférieurs aux coûts de revient. Sans oublier l’impact de la crise économique. Cela étant, Telkom Kenya s’est restructuré en passant de 8 000 à 2 000 salariés en cinq ans et a très fortement investi dans ses réseaux, notamment dans la 3G. Mais cette situation reste sous surveillance. Nous sommes d’ailleurs en discussion permanente avec les pouvoirs publics pour redévelopper ce marché de manière plus sereine.
En instaurant un prix plancher pour les communications ?
C’est l’une des voies pour éviter les abus. Certains pays, comme la RD Congo, l’ont retenue, mais il y a d’autres façons de faire, en travaillant sur les tarifs d’interconnexion, les obligations de qualité de service et de couverture, le nombre des licences. Le régulateur peut agir sans pour autant être dirigiste concernant le prix de vente aux consommateurs.
Deux ans après son lancement, Orange Tunisie semble en retard sur ses objectifs…
Ce n’est pas mon sentiment. Orange s’est imposé comme la référence du segment des clés 3G et a permis le décollage de l’internet mobile en Tunisie, 25 boutiques Orange ont été ouvertes et nous avons 1,7 million d’abonnés. Pour nous, compte tenu de la révolution, c’est un lancement réussi.
La révolution a-t-elle compliqué le financement de la société ?
Le business plan prévoyait l’injection de fonds propres, mais nous n’avons pas pu le faire, faute de savoir si notre partenaire Investec, présidé par Marouane Mabrouk [gendre de l’ex-président Ben Ali dont les parts, après investigation, n’ont pas été confisquées], serait aussi en mesure de le faire. Le problème est en voie de résolution.
En Côte d’Ivoire, les difficultés nées de la crise postélectorale sont-elles oubliées ?
C’est la satisfaction du moment. Le chiffre d’affaires à fin avril a progressé de 34 % en un an. Pendant la crise, la moitié de notre réseau a été saboté, notre centre de transit international, 110 véhicules et plusieurs boutiques ont été détruits, occasionnant 75 millions d’euros de dégâts. Le groupe Orange a donné les moyens à cette filiale de se redéployer, et l’entreprise elle-même a mobilisé une énergie colossale pour refaire son réseau en six mois. Et, dans le même temps, les équipes ont anticipé le lancement de la 3G en équipant plus de 200 sites. L’autre raison de notre redressement, c’est le retour de la croissance dans un contexte d’environnement des affaires plus favorable qu’avant.
Malgré sa réussite africaine, les observateurs du secteur reprochent à Orange une gestion très centralisée de ses opérations.
Au contraire, le management de nos opérations en Afrique a été extrêmement autonome. Avec beaucoup d’avantages, notamment en termes d’implication des équipes et de réactivité en cas de crise. Ce n’est que depuis peu que nous allons vers un plus grand partage d’infrastructures et de plateformes, parce que les revenus et les marges diminuent.
Alors pourquoi vous associe-t-on à une certaine arrogance française ?
C’est peut-être le fait d’avoir une marque, parfois perçue comme élitiste, déployée sur un grand nombre de pays avec une forte visibilité. Mais Orange est complètement intégré au tissu local, avec dans nos filiales un effectif à 99 % africain. Sans compter notre politique de responsabilité sociale et notre volonté de jouer la carte du rural en connectant les villages au réseau mobile et à internet.
Votre centre d’innovation technologique basé en Côte d’Ivoire a-t-il déjà fait ses preuves ?
Oui, et ce qui est très important c’est la proximité de cet « Orange Labs » avec le marché : basé à Abidjan, dirigé par un Sénégalais, avec des collaborateurs qui viennent de plusieurs pays africains… Ce qui compte, ce n’est pas tant le fait qu’on puisse y inventer quelque chose de complètement nouveau que celui de disposer de services correspondant mieux aux attentes de nos clients africains [par exemple, un projet d’annuaire mobile accessible depuis un téléphone basique].
Le souci d’économie est de plus en plus fort chez les opérateurs. L’âge d’or des télécoms est-il fini ?
Je pense qu’aucun secteur d’activité ne conserve un tel potentiel de croissance sur le continent. Pour plusieurs raisons : la moitié de la population a moins de 15 ans et elle va doubler d’ici à 2050, et les terminaux sont de moins en moins chers. Un opérateur qui investit dans les télécoms aujourd’hui n’a aucun risque de se tromper.
Néanmoins, partager des infrastructures devient incontournable…
Dans une industrie où la profitabilité baisse, il faut réduire ses charges. Mutualiser les infrastructures entre opérateurs est très pertinent. Outre les économies en matière d’investissement, cela permet de partager les coûts liés à la fourniture d’énergie. L’adoption de cette pratique a vocation à s’accélérer. Nous avons des projets en cours dans dix pays et nous venons de créer une équipe spécifique pour les piloter.
Dans ce contexte plus tendu, les pouvoirs publics remplissent-ils leur rôle ?
Le secteur a longtemps été perçu comme une vache à lait. Les choses changent doucement, les autorités ont une meilleure compréhension des enjeux du secteur. Après, il y a un principe de réalité qui fait que quand il y a une crise alimentaire et qu’un État peut taxer les SMS pendant six mois il le fait.
Il faut aussi que les opérateurs acceptent d’avoir une rentabilité moindre, comparable à d’autres secteurs…
Oui, mais il ne faut pas oublier que le secteur des télécoms est une industrie à forte intensité capitalistique, qui ne peut pas survivre avec une marge Ebitda [un indicateur de rentabilité proche de la marge brute d’exploitation] de 5 %.
Éprouvent-ils des difficultés à financer les infrastructures rendues indispensables par internet ?
C’est plus compliqué qu’avant. Orange travaille sur plusieurs axes pour y arriver. Premièrement, l’amélioration de nos achats. C’est la logique de Buyin, la coentreprise créée avec Deutsche Telekom, qui nous permet d’être plus puissant lors des négociations [objectif : 900 millions d’euros d’économie par an à terme à l’échelle du groupe]. Deuxièmement, le partage des infrastructures. Et enfin, la mise au point de solutions d’ingénierie low cost, car notre futur est dans le rural, et il y aura une prime au premier arrivé.
Orange côté social
En Afrique, Orange met un point d’honneur à « amener le téléphone et internet jusque dans les villages les plus éloignés des métropoles », souligne Marc Rennard. Un gage, selon lui, de réussite sur le long terme. Cet engagement va de pair avec un autre grand projet : la mobilisation, grâce à la Fondation Orange, des moyens financiers et des partenariats « pour que dans moins de dix ans chaque village de plus de 2 000 habitants dispose d’un point d’eau, d’un dispensaire et d’une école ». J.C.
En matière de télécoms, l’Afrique de l’Est vous semble-t-elle en avance sur l’Afrique de l’Ouest ?
Aujourd’hui, vous recevez vos e-mails dans les mêmes conditions en arrivant à Bamako ou à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle [Paris]. Il y a 54 pays en Afrique, et les situations sont très différentes. Je ne ferais pas de distinction entre l’Est et l’Ouest, mais plutôt entre les pays qui ont une gouvernance développée dans ce domaine et ceux qui sont plus en retard. Compte tenu de l’évolution technologique, les retards qui existent sont encore facilement rattrapables.
Vous avez pris la direction de la zone Afrique en 2006. Quels sont les changements qui vous ont le plus frappé depuis cette date ?
On est passé de la préhistoire à une ère moderne. Ce qui m’a marqué, c’est l’appétence pour la technologie, des services bancaires mobiles aux recharges de crédits électroniques, sans oublier internet et les réseaux sociaux ; c’est aussi la capacité de pays réputés suiveurs à devenir innovants.
Et au-delà des télécoms ?
Je fais partie des gens qui ne sont ni béats ni pessimistes. Ce qui me frappe, c’est le dynamisme des économies et l’évolution de l’environnement des affaires. Je ne suis pas le jury d’un concours de bonne gouvernance, mais les choses progressent. Là où il y a une bonne gouvernance, il y a de la croissance et le pouvoir d’achat des populations s’améliore.
Est-ce que la perception de l’Afrique évolue chez les décideurs que vous côtoyez ?
Oui, mais il demeure une méconnaissance du potentiel des pays et encore un peu de condescendance de la part de beaucoup d’Occidentaux, ce qui est complètement décalé par rapport à la réalité. Dans les réunions de patronat, les clubs de réflexion, les colloques, il y a souvent une grande surprise lorsqu’on montre des entreprises modernes, avec du personnel éduqué. Il faut réinventer des partenariats avec des acteurs africains. Faute de quoi, dans quelques années, nous passerons à côté d’opportunités que le progrès et la démographie vont offrir sur le continent.
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