Rachid Benzine : « Pour faire face à Daesh, il est temps de nettoyer l’imaginaire islamique »
Pour l’islamologue franco-marocain Rachid Benzine, enseignant à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, le discours politique français suite aux attentats du 13 novembre ne fera qu’attiser la violence. Pour faire face à Daesh, il faut selon lui un contre-discours puisé dans l’histoire et l’anthropologie qui fasse de l’islam un objet de savoir autant que de croyance.
Jeune Afrique : Comment réagissez-vous au discours officiel français suite aux attentats du 13 novembre ?
Rachid Benzine : Dans les discours de François Hollande et du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, le ton est devenu plus martial. La rhétorique est semblable à celle que nous avions connu au moment de l’invasion de l’Irak. Or, sans la diplomatie, la guerre ne fera qu’augmenter la violence. L’histoire en Afghanistan, au Pakistan et ailleurs nous l’a suffisamment montré.
Je note aussi que le gouvernement français a déjà commencé à pointer quelques « responsables », avec des contradictions dans son discours. Même si je peux comprendre l’émotion suscitée par ces atroces attentats et les discours pour rassurer la population, force est de constater que nous sommes partis dans une surenchère politique qui ne repose pas sur des faits objectifs.
Faites-vous allusion au projet de fermeture de certaines mosquées ?
Exactement. En avril dernier, Bernard Cazeneuve disait que le processus de radicalisation ne passait pas par les mosquées. Aujourd’hui, il nous parle de la « dissolution des mosquées dans lesquelles les acteurs prêchent la haine ». Que s’est-il passé en quelques mois ?
Avec leurs positions jihadistes et franchement anti-humanistes, certains imams donnent quand même du grain à moudre aux autorités françaises…
Je ne connais pas tous les discours au sein des mosquées. Mais il ne me semble pas que les appels au jihad armé y soient proférés. Les mosquées sont suffisamment surveillées par les renseignements généraux pour que ce type de discours n’ait pas lieu. En revanche, elles peuvent contenir un discours « radicalisant » qui peut créer des ruptures dans la société. Le passage à la violence est, lui, plus compliqué.
Il suppose de mettre les victimes potentielles à distance de l’humanité et cela passe par quatre phases. Dans un premier temps, on essaiera de créer une frontière physique ou purement symbolique au sein de la société, entre le « eux » et le « nous », les musulmans et les non-musulmans, effaçant ainsi leur appartenance commune à l’humanité. Dans un second temps, on essaiera de se convaincre que l’autre est méprisable, au point de nier son humanité en utilisant des mots de disqualification takfiristes [excommunication, NDLR] comme « mécréants » ou animaliers comme « porc » ou « singe ». Ensuite, on commencera à concevoir l’autre comme une menace pour soi. Malheureusement, Daesh et les pays arabes jouent là-dessus.
Avec l’intervention américaine dans le Golfe, on a vu émerger un sentiment d’humiliation
Dans quel sens « jouent-ils là-dessus » ?
Le passé colonial a nourri la crainte de l’autre. Les anciens colons sont vus comme ayant construit des frontières qui ne répondaient à aucune réalité physique et culturelle. Ils sont vus comme des pilleurs de ressources, maintenant sous leur joug des potentats locaux. Avec l’intervention américaine dans le Golfe, on a vu émerger un sentiment d’humiliation et de ressentiment qui a ouvert la voie à la 4e étape du processus que j’ai expliqué, l’étape la plus irrationnelle, celle de se dire que l’autre profane notre espace symbolique sacré pour lequel nous sommes prêts à mourir, ouvrant le passage à l’acte jihadiste. Je tiens à préciser que ce type de processus se retrouve partout. Anders Breivik, auteur d’un attentat et d’un massacre en Norvège le 11 juillet 2011 (qui fera 77 morts) en est une illustration.
Et en France, comment se décline ce type de processus de radicalisation vis-à-vis des musulmans ?
Certains groupes identitaires français commencent par rejeter l’autre parce qu’il ne leur ressemble pas. Ensuite, ils le délégitiment, le méprisent, critiquent la relation « femme , islam», disent que l’islam n’est pas compatible avec la démocratie, qu’il est ontologiquement violent…
Par la suite, ils considèrent que l’autre est une menace physique (attentats en Tunisie et en France). Et en dernier lieu, ils versent dans la menace symbolique, en considérant la catégorie « musulmans » comme une menace pour leur propre territoire, partant du principe que ces derniers veulent remettre en cause ce qu’il y a de plus sacré, à savoir les fondements de la République et de la laïcité. Pour eux, l’Autre profane leur sacré, pour lequel ils sont prêts à mourir.
L’utilisation d’un fragment de ces versets en effaçant tout le contexte pour venir à l’appui d’un massacre du 21e siècle est une véritable trahison du texte du Coran
Ils sont peut-être confortés par la violence du discours religieux. Dans son communiqué de revendication des attentats, Daesh a utilisé un verset appelant à la vengeance divine (verset 2 de la sourate 59), dont les termes sont quand même assez violents…
Ce verset a été sorti de son contexte historique et littéraire. Il faut prendre en compte les trois premiers versets pour avoir une idée claire. Ce verset parle, non pas d’un massacre, mais de l’expulsion d’une tribu juive, où l’action est menée par Dieu et non par les hommes. Or, Daesh l’a utilisé pour agir en son nom. Le texte est sans ambigüité. On est historiquement non face à un massacre mais à l’expulsion d’une tribu juive.
L’utilisation d’un fragment de ces versets en effaçant tout le contexte pour venir à l’appui d’un massacre du 21e siècle est une véritable trahison du texte du Coran et de ses intentions. Dans le Coran, la violence n’est pas musulmane ou coranique. Si violence il y a, elle est d’abord dans le discours. Et quand il y a un passage à l’acte, l’action doit respecter les règles de la société de Muhammad. Attention à ne pas « islamiser » notre regard !
On applique à l’islam des grilles religieuses construites dans des sociétés post-coraniques et dans une tradition musulmane où se mélange l’histoire, le mythe et les légendes
Vous utilisez aussi le terme « désislamisation ». Que signifie ce terme ?
Il faut analyser le texte religieux sous le prisme de l’histoire et de l’anthropologie. Les sciences religieuses musulmanes classiques sont insuffisantes. Pour le moment, on applique à l’islam des grilles religieuses construites dans des sociétés post-coraniques et dans une tradition musulmane où se mélange l’histoire, le mythe et les légendes.
Il est temps d’avoir une histoire critique de la première période de l’islam qui donne lieu à tous les fantasmes, que l’on soit musulman ou non. Il y a là un crime contre l’esprit. Au temps du prophète, le mot « Kafir » ne signifiait pas « mécréant » ou « impie » mais soit le récusateur, celui qui refuse de reconnaître les signes « âyât » de la Création divine, soit l’ingrat, celui qui ne veut pas reconnaître les bienfaits que la divinité créatrice lui a prodigués.
Le sens de base de la racine arabe « KFR » c’est « recouvrir quelque chose » (ce qui le rend invisible). Cela va du laboureur (appelé kafir, sourate 57 verset 20) qui recouvre de terre la semence à celui qui recouvre quelque chose pour ne pas le voir, soit le double sens coranique. De la même manière, le terme « mu’min » est généralement traduit pas le « croyant ». Mais le « mu’min » coranique n’est pas encore le croyant « musulman ». C’est celui qui se rallie ou qui s’engage pleinement dans des actions. Le « kitab » n’est pas le livre mais l’écrit surnaturel du destin. Les mots et l’imaginaire coranique ont subi une délocalisation et une « islamisation» et il faudra ramener tous ces mots à leur substrat local.
Nous devons mettre en avant un regard historique critique sur la construction de l’islam
Cette contextualisation n’incombe-t-elle pas aux pays musulmans ?
Le fait religieux est difficile à appliquer dans les sociétés musulmanes car le religieux est subordonné au politique. Mais l’Europe à un rôle à jouer. Nous devons mettre en avant un regard historique critique sur la construction de l’islam. Or, dans les écoles et universités occidentales, l’islam n’est pas suffisamment encore un objet de savoir. Il est enseigné dans les manuels scolaires comme un objet de croyance, notamment à travers des mythes fondateurs qui continuent à peupler l’imaginaire islamique.
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