Yasar Yakis : « Daesh a eu le temps de s’implanter dans la société turque »

Entre 2003 et 2004, Yasar Yakis a été le premier ministre des Affaires étrangères de l’ère Erdogan. Proche du président turc dont il reste critique – il est aussi l’un des fondateurs historiques du parti AKP (au pouvoir) -, il revient sur la récente volte-face turque vis-à-vis de Daesh.

Des proches des victimes de l’attentat qui a coûté la vie à 102 personnes, le 10 octobre 2015 à Ankara. © Burhan Ozbilici / AP / SIPA

Des proches des victimes de l’attentat qui a coûté la vie à 102 personnes, le 10 octobre 2015 à Ankara. © Burhan Ozbilici / AP / SIPA

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Publié le 19 novembre 2015 Lecture : 3 minutes.

Jeune Afrique : La Turquie a-t-elle changé de stratégie dans la lutte contre le terrorisme ?

Yasar Yakis : Oui, lorsque la guerre en Syrie a basculé dans le sectarisme, la Turquie s’est retrouvée du côté des sunnites, pour des raisons évidentes de complicité religieuse. Daesh a bénéficié de la tolérance, de la bienveillance des autorités turques. Nous ne pensions pas que cette organisation sunnite pouvait nous faire du mal. Nous nous sommes rendu compte de notre erreur depuis, et maintenant, Ankara a une politique beaucoup plus ferme. C’est dans ce cadre que nous avons resserré notre collaboration en matière policière avec plusieurs pays européens et plus récemment avec des pays du Maghreb comme le Maroc.
On contrôle davantage les flux entre les pays : ceux qui vont combattre au Proche-Orient, ceux qui en reviennent. La police turque remet désormais aux autorités marocaines les jihadistes arrêtés sur son sol. La Turquie participe à l’effort international pour éliminer l’État islamique. Nous étions trop tolérants avec Daesh, nous ne le sommes plus. Malheureusement, Daesh a eu le temps de s’implanter dans la société turque, et nous risquons aujourd’hui d’en payer le prix.

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L’Europe accuse la Turquie de laxisme dans sa politique migratoire, de ne pas retenir les réfugiés de Syrie ou d’Irak sur son territoire…

La Turquie héberge aux environs de 2 700 000 réfugiés. Quand on parle aujourd’hui de l’accueil des pays européens, de quoi parle-t-on ? Certes l’Allemagne abriterait près d’un million de réfugiés syriens depuis le début du conflit, mais ailleurs ? On parle de 5 000 à 10 000 réfugiés dispersés ici et là, c’est bien peu par rapport à tous ceux que nous abritons sur notre territoire, c’est même ridicule. La Turquie a longtemps assumé la politique de la porte ouverte envers les Syriens mais devant l’enlisement du conflit, elle a compris que cette politique allait provoquer beaucoup de problèmes, et surtout que cela allait nous coûter très cher. Depuis, la Turquie est prête à collaborer avec l’UE mais les pays européens ne sont pas prêts à débourser assez d’argent. Ils nous parlent de trois milliards de dollars, c’est bien loin du compte à côté des nécessités. Pour l’instant, la Turquie a décidé de ne pas les retenir, ça ne veut pas dire qu’elle les pousse à partir.

J’ai compris que sur la question kurde, la position de monsieur Erdogan n’évoluerait pas

Certains pensent que des jihadistes peuvent être infiltrés dans les bateaux de migrants… Vous y croyez ?

C’est possible et nous sommes plus vigilants car la Turquie a compris que tout ça pourrait se retourner contre elle. Au début, par manque de discernement, mon pays a laissé se développer sur son territoire le trafic humain autour de « Daesh ». Vous avez ceux qui vont chercher les apprentis jihadistes à l’aéroport pour les conduire à la frontière syrienne et ceux qui les ramènent vers l’Europe. Maintenant, on essaye de lutter contre ces trafics, mais ils sont puissants, on ne s’en débarrasse pas du jour au lendemain.

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La Turquie s’est donc rendue compte qu’elle s’était totalement trompée ?

Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas laisser se développer Daesh, ni les trafics qui tournent autour. On n’aurait jamais dû laisser les gens utiliser la Turquie pour aller en Syrie. J’ai très vite prévenu monsieur Erdogan du danger à venir. Je lui avais même conseillé de se désengager de la crise syrienne. À l’époque, le Premier ministre Erdogan pensait faire le bon choix en s’impliquant dans celle-ci pour protéger les populations sunnites. Plus récemment, lors d’un dîner avec les premiers fondateurs du parti AKP au palais présidentiel, je lui ai expliqué que la communauté internationale ne comprenait pas sa politique envers les Kurdes, les bombardements des positions des combattants du PKK. Je lui ai expliqué que la communauté internationale soutenait les Kurdes car ce sont ceux qui luttent le mieux contre Daesh. Il m’a juste répondu : « Vous croyez que le PKK défend la cause kurde ? ». J’ai compris que sur cette question, la position de monsieur Erdogan n’évoluerait pas.

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