Bernard Godard : « En France, le discours apocalyptique de Daesh a été d’une étonnante efficacité »
Fin connaisseur de l’Islam, et de l’islam de France en particulier, dont il s’est chargé au ministère de l’Intérieur et des Cultes de 1997 au début de 2015, Bernard Godard est aussi un ancien des Renseignements généraux, l’ex-service chargé de la sécurité de l’État. Il décrypte, pour Jeune Afrique, les dimensions inédites des attentats du 13 novembre.
Terrorisme : les nouvelles menaces qui pèsent sur l’Afrique
Alors que les attentats de Paris ont révélé les failles sécuritaires de l’Europe, comment le continent, qui conjugue à la fois une grande habitude et une vraie impuissance, lutte-t-il contre les groupes jihadistes ?
Jeune Afrique : Les attentats du vendredi 13 novembre marquent-ils une nouvelle étape du terrorisme international ?
Bernard Godard : Sûrement. Si l’on compare ce terrorisme à celui que l’on connaissait auparavant, celui d’Al Qaïda mais aussi le terrorisme palestinien et iranien des années 1980, ces derniers reposaient sur des structures connues : il y avait une stratégie, une pyramide de commandement et toute une chaîne de responsabilités contrôlée.
Et là, le commanditaire, Abdelhamid Abaaoud, que l’on connait depuis deux ans, était auparavant chargé d’enterrer les morts et de surveiller les prisonniers – un subalterne. Voilà qu’en quelques mois, il est devenu l’organisateur, voire un des principaux décideurs, d’une attaque à l’impact formidable. Le commandement central de Daesh lui a délégué la responsabilité d’une opération et il a réussi à recruter, par des canaux divers, 8-9 personnes. C’est un peu effrayant parce qu’on peut s’imaginer que demain, sur le même mode, une armée de dizaines de personnes pourrait sortir de l’ombre pour mener le même type d’action.
Daesh va jusqu’à rallier nombre de petits truands qui auraient été probablement rejetés par les dirigeants d’Al Qaïda.
Autre nouveauté, Daesh organise un vrai recrutement actif de partisans en Occident, ce que l’on n’avait pas connu avec l’organisation de Ben Laden. Celle-ci comptait certes quelques Occidentaux mais ils étaient traités comme de la valetaille et n’avaient pas été activement séduits, comme Daesh le fait à grand renfort de campagnes de communication. Et, on le constate maintenant, Daesh va jusqu’à rallier nombre de petits truands qui auraient été probablement rejetés par les dirigeants d’Al Qaïda.
Une transnationalisation du terrorisme avec nombre d’acteurs intérieurs s’identifiant et servant des causes extérieures…
En effet, on assiste à l’imbrication de phénomènes externes et internes qui peut semer la confusion. La lutte contre le terrorisme en France a recommencé en 2012 avec le démantèlement de la cellule de Cannes-Torcy qui avait tenté de faire sauter une épicerie, on a alors parlé d’ennemi intérieur. Les actions des radicalisés comme Mohamed Merah [assassinats à Toulouse et Montauban en 2012] et Mehdi Nemmouche [tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014] n’étaient pas forcément commandités directement par l’extérieur. Mais nombre des terroristes du vendredi 13 sont passés par la Syrie. Le phénomène d’un ennemi intérieur connecté à une guerre extérieure produit une guerre continue, transnationale qui s’invite chez nous et y prend racine.
La politique extérieure de la France est-elle une cause ou un prétexte à ces attentats ?
Dans les années 1990, le soutien affiché aux généraux algériens par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua nous avait valu les attentats de 1995. En janvier 2013, il y a eu l’intervention au Sahel contre Aqmi et les déclarations sur la « guerre contre le terrorisme » qui se voulaient plus large, alors que les Américains et les Anglais, forts de leur expérience précédente, sont restés très prudents. Je ne dis pas que cette intervention était une erreur mais c’est vrai que cela nous a exposé. De manière concomitante, la France s’engageait dans l’aide à la résistance à Assad, une résistance qui a fini par se retourner contre l’État islamique. Enfin, l’engagement de Paris dans la campagne de bombardements de Daesh en a fait un ennemi très clair et l’État islamique a besoin d’ennemis.
Pourquoi Daesh en Syrie attire tant de Français, contrairement à Aqmi au Mali qui est pourtant directement attaqué au sol par la France ?
Grâce à une formidable communication servie par une mythologie apocalyptique construite par d’autres que Daesh ! En 2011-2012, les groupes jihadistes et salafistes de Syrie ont commencé à parler de l’apocalypse qui arrivait, précédée par le nécessaire combat contre Assad, le taghout (« tyran impie »), auquel est venu s’ajouter celui contre l’ennemi chiite hérétique avec toute une valorisation de la geste mohamédienne, en particulier de ses batailles.
Daesh s’est naturellement et efficacement approprié cette mythologie couronnée par la proclamation du califat. Et le discours apocalyptique a été d’une étonnante efficacité, même les gens de Daesh se sont étonnés au début de voir à quel point cela fonctionnait. Il faut lire la revue de Daesh, Dabiq, du nom du lieu de la bataille finale prophétisée contre l’Occident : les éléments apocalyptiques sont intégrés dans leur communication et plus ça va, plus ils sont récurrents.
Il y a aussi en France, à mes yeux, un contexte particulier de tensions sociales très fortes avec la population musulmane ou désignée comme telle.
Pourquoi les natifs de France et les convertis semblent plus sensibles au discours jihadiste que les migrants de première génération ?
J’y vois plusieurs cercles d’influence, le premier est celui de la laïcité qui est mise en avant de façon très ferme depuis une dizaine d’années, avec la commission Stasi et la loi sur le voile intégral. Il y a aussi en France, à mes yeux, un contexte particulier de tensions sociales très fortes avec la population musulmane ou désignée comme telle. Parfois, cette communauté est ainsi sommée à l’universalisme et à la laïcité, elle est sommée en sa qualité religieuse, de se désolidariser haut et fort des déviances jihadistes.
Et il y a un vrai sentiment d’oppression chez les filles et les garçons de la communauté qui coïncide avec la dénonciation, héritée des discours d’extrême gauche, de ce qui serait une islamophobie d’État par le Comité contre l’islamophobie en France, ce qui n’a pas lieu en Allemagne en Angleterre, en Espagne et ailleurs. Une dénonciation catastrophique qui nourrit le complotisme.
Daesh a bien compris qu’il y a en France un climat qui est favorable à ses prédication et il compte des Français qui connaissent les ressorts sur lesquels ils peuvent agir dans leur propre pays, ce qui est redoutable en termes d’efficacité. Enfin, et il faut le dire, les zones d’origine des terroristes et d’Al Qaïda et de Daesh sont les pays arabes et la population musulmane de France est en grande majorité arabe, contrairement à l’Angleterre où elle est indo-pakistanaise. Cela crée une proximité. Enfin n’oublions pas que la France a une tradition d’attentats terroristes supérieure aux autres pays, qui remonte à 1986-87.
Que préconiseriez-vous ?
À mon sens, il faut absolument que soit constituée une théologie islamique occidentale. Ce qui ne serait pas une refondation mais une fondation : cela a existé en Tunisie par exemple avec le bourguibisme qui est très combattu par les Tunisiens islamistes mais la nouvelle constitution n’a pas remis en cause les droits des femmes et les dispositions matrimoniales. Ces progrès sont acquis. L’islam a su au court des siècles à s’adapter aux situations et aux coutumes, il peut tout à fait le faire en Occident.
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