Tunis court après les investisseurs
Le gouvernement peine à convaincre les entreprises privées, y compris celles du Golfe, de financer de nouveaux projets dans le pays. Pour l’instant, ce sont surtout les bailleurs de fonds institutionnels qui répondent présent.
Le premier ministre tunisien, Hamadi Jebali, avait prévu de se rendre lui-même à Paris le 23 mai pour signer plusieurs accords avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) concernant la bonne gouvernance et les investissements internationaux. Épuisé, victime d’un malaise, il a laissé sa place à Riadh Bettaïeb, ministre de l’Investissement et de la Coopération internationale. Ces dernières semaines, le chef du gouvernement est en surrégime : tournée dans les pays du Golfe et en Europe, visite au Forum économique arabe de Beyrouth (le 10 mai), ouverture du Forum des investisseurs arabes (Tunis, le 14 mai) puis du Forum international sur le financement des projets de développement de la Tunisie nouvelle (le 16 mai). Il est de toutes les sorties pour faire la promotion de son pays.
Des efforts nécessaires si la coalition au pouvoir réunissant les partis Ennahdha, le Congrès pour la République et Ettakatol veut atteindre ses objectifs. En 2012, elle vise une croissance du PIB de 3,5 %, plus que le Maroc dont l’économie a été pourtant moins ébranlée par le Printemps arabe. Pour réaliser cette performance, Tunis compte en grande partie sur l’implication des investisseurs privés et des bailleurs de fonds. Au total, Hamadi Jebali et ses ministres prévoient de mobiliser 8,3 milliards de dinars (4,1 milliards d’euros) de financements extérieurs. Six mois après sa victoire aux élections, la troïka peut-elle gagner son pari ?
Approche libérale
« Les sociétés étrangères qui n’étaient pas installées en Tunisie avant la révolution préfèrent attendre que la situation évolue avant d’investir », explique l’un des avocats d’affaires les plus importants de Tunis. Blocages d’usines, grèves, sentiment d’insécurité créé par les exactions des salafistes et manque de visibilité sur la politique du gouvernement vis-à-vis des investisseurs ont pour le moment raison de leurs projets. En revanche, « la présence des islamistes aux manettes n’est pas un obstacle, car ils revendiquent une approche libérale de l’économie », précise un membre d’une représentation européenne.
De fait, plusieurs grandes entreprises comme Zodiac et Aerolia ont annoncé la poursuite de leur expansion en Tunisie depuis le départ de Ben Ali. « Le groupe Délice Danone va investir à Sidi Bouzid [l’un des foyers de la révolution, NDLR] pour créer une usine de produits laitiers [coût : 25 millions de dinars] », se félicite Jameleddine Gharbi, ministre du Développement régional. Selon les statistiques officielles, les investissements directs étrangers (IDE) seraient d’ailleurs en progression de 21 % sur les quatre premiers mois de 2012 par rapport à la même période en 2011.
Le Premier ministre, Hamadi Jebali, est de toutes les sorties pour faire la promotion de son pays.
Mais ce chiffre ne peut masquer les difficultés du pays à répondre aux attentes des entreprises. « L’administration, habituée à un management « top-down » [de haut en bas] sous Ben Ali, manque de réactivité dans le traitement des dossiers », reconnaît un fonctionnaire international en poste à Tunis. En période de crise mondiale, la sanction est immédiate. Il y a quelques semaines, l’américain Fidelity, acteur majeur des services financiers, a fait savoir au ministre Riadh Bettaïeb qu’il abandonnait son projet de plateforme informatique (100 millions de dinars d’investissement) dans la banlieue de Tunis, entre autres parce que les pouvoirs publics n’avaient pas su garantir la disponibilité de terrains à bâtir.
Mobilisation
Pour augmenter le nombre d’IDE, l’exécutif mise beaucoup sur la mobilisation des milieux d’affaires arabes. « Du temps de l’ancien régime, les relations commerciales de la Tunisie se limitaient à cinq pays européens. Nos voisins du Maghreb, mais aussi les pays du Golfe et d’Afrique regorgent d’opportunités de partenariats », plaide Ridha Saïdi, ministre délégué chargé des Dossiers économiques auprès du Premier ministre. À l’appel du patronat tunisien, une centaine de dirigeants arabes ont d’ailleurs fait le déplacement les 14 et 15 mai à Tunis pour juger in situ des possibilités d’investissement. Avec un défi pour les autorités : ne pas réduire l’attractivité du pays au secteur immobilier, dont la valeur ajoutée est limitée.
La Tunisie pourrait décrocher un nouvel appui budgétaire de la part de la BAD et de la Banque mondiale.
Des projets agricoles, d’infrastructures routières et logistiques, d’hôpitaux sont déjà en discussion avec des groupes saoudiens, koweïtiens et qataris, assure Ridha Saïdi. « Les investisseurs ne regardent pas la couleur du gouvernement, mais s’intéressent plus à la manière dont ils vont pouvoir opérer et sortir leur argent du pays », estime Adnan Kassar, président de l’Union générale des chambres de commerce, d’industrie et d’agriculture arabes. « La Tunisie a du potentiel, elle est bien située, et la population a un bon niveau de formation. Nous devons maintenant lancer des études pour confirmer cette impression. Nous attendons aussi de voir le contenu du nouveau code des investissements », confirme Faysal Alaquil, directeur du saoudien Construction Products Holding Company (CPC, filiale de Saudi Bin Ladin Group).
Selon le gouvernement, plusieurs évolutions législatives et réglementaires devraient prochainement faciliter l’implantation d’entreprises étrangères. Outre la révision du code des investissements, qui simplifiera les procédures administratives et complétera la palette des avantages fiscaux, un nouveau plan d’aménagement du territoire permettra de mieux identifier les avantages comparatifs de chaque région. Les pouvoirs publics attendent aussi beaucoup de la création d’un cadre légal pour les partenariats public-privé, de plus en plus privilégiés pour le financement des grands travaux.
Financements européens : le temps presse
« La Tunisie doit se dépêcher, car la fenêtre de tir dont elle dispose pour solliciter certains financements européens pourrait se refermer », estime un observateur. En ligne de mire, des crédits à taux concessionnels pouvant être attribués par les États européens sur la base de projets. « Au 1er juillet, la Tunisie n’y aura vraisemblablement plus droit, car elle dépassera le seuil maximum de revenu par habitant », explique une diplomate. Interrogé par Jeune Afrique, Riadh Bettaïeb, ministre de l’Investissement et de la Coopération internationale, assure qu’il vient de demander la prorogation des droits accordés sur ce point à la Tunisie. Une mesure urgente, car la crise de la dette européenne aura inévitablement des répercussions sur la disponibilité des fonds d’aide au développement en provenance du Vieux Continent. J.C.
Las, ces promesses de réformes tardent à se concrétiser, et c’est d’autant moins supportable que le pays compte maintenant plus de 800 000 chômeurs. Les bailleurs de fonds internationaux semblent aujourd’hui les seuls en mesure de réamorcer la pompe du moteur économique tunisien. « Nous aussi sommes un peu dans le flou quant à la stratégie du gouvernement », regrette un représentant d’une organisation multilatérale.
Mais les choses bougent et, le 16 mai, la présentation de 102 projets à financer dans les domaines des infrastructures, de l’énergie, des transports, de la santé et de l’éducation, pour une enveloppe estimée à 120 milliards de dinars, a redonné un peu d’enthousiasme. « Beaucoup d’entre eux étaient déjà connus. La Tunisie possède une forte culture de la planification et c’est plutôt rassurant. Le problème, c’est que c’est un inventaire à la Prévert où rien n’est hiérarchisé », tempère un responsable économique européen.
Bonnes nouvelles
Conscientes de la valeur d’exemple de la transition démocratique tunisienne, la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque mondiale sont de toutes les façons favorables à l’attribution d’un nouvel appui budgétaire. Interrogé par Jeune Afrique, Riadh Bettaïeb espère décrocher un montant global de près de 800 millions d’euros. Autre bonne nouvelle pour les autorités tunisiennes, l’annonce, le 19 mai, de la création par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) d’un fonds destiné à l’Égypte, à la Jordanie, au Maroc et à la Tunisie. À terme, la Berd pourrait leur consacrer jusqu’à 2,5 milliards d’euros par an.
Le soutien des institutions multilatérales, des pays occidentaux, et notamment de la France, vient compenser le manque d’intérêt des pays du Golfe, pourtant richement dotés en pétrodollars. Seule l’Arabie saoudite a annoncé un prêt à des conditions allégées pouvant aller jusqu’à 400 millions d’euros. Quant aux crédits accordés par le Qatar, il s’agit de fonds privés accordés à un taux peu avantageux.
Jacob Kolster, directeur Afrique du Nord à la BAD, reste néanmoins optimiste. Le gouvernement de Hamadi Jebali devrait selon lui disposer des financements extérieurs nécessaires à son plan de relance. De là à transformer l’essai en atteignant ses objectifs de croissance… Tout dépendra de l’ampleur des réformes entreprises.
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