France – Rwanda : des officiers français soupçonnés de complicité de génocide
Vingt et un ans après le génocide des Tutsis, l’étau judiciaire se resserre autour de plusieurs officiers de l’armée française qui assuraient le commandement ou l’exécution de l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise, déployée par Paris dans l’ex-Zaïre et au Rwanda fin juin 1994, sur mandat de l’ONU.
Révélés ce mardi 1er décembre par France Info et Mediapart, des documents déclassifiés et autres témoignages, recueillis par les magistrats parisiens en charge, depuis février 2005, d’une information judiciaire contre X pour « complicité de génocide » visant l’armée française, s’avèrent en effet accablants pour l’état-major de l’opération Turquoise. Contrairement à la version officielle jusque-là défendue par les officiers français impliqués, ils établissent en effet que ces derniers se sont sciemment abstenus de se porter au secours de plusieurs centaines de rescapés tutsis pourchassés, sur les collines de Bisesero, par les miliciens et militaires hutus auteurs du génocide. Jusqu’à interdire aux détachements français présents sur zone de s’interposer.
Pour les autorités de l’époque, accusées depuis deux décennies de s’être rendues complices des génocidaires rwandais, le dossier « Bisesero » est l’un des plus sensibles qui soient. Jeune Afrique en décrypte les enjeux.
- Qu’est-ce que Bisesero ?
À l’ouest du Rwanda, à proximité de la frontière entre le Rwanda et l’ex-Zaïre, le lieu-dit Bisesero est un ensemble de collines situé dans la préfecture de Kibuye. Entre avril et juin 1994, la campagne d’extermination visant les Tutsis a causé près de 60 000 victimes dans cette préfecture. Les Abasesero (habitants de Bisesero) sont des éleveurs réputés pour avoir résisté vaillamment lors des vagues de massacres précédents contre les Tutsis, depuis 1959. Aussi, des rescapés de la région ont afflué à leurs côtés sur les collines où, armés d’arcs, de lances et de pierres, les derniers survivants tentent de résister comme ils peuvent aux assauts répétés des génocidaires hutus, équipés de machettes et d’armement militaire.
- Qu’est ce que l’opération Turquoise ?
Mi-juin 1994, alors que le génocide a déjà causé, à l’échelle du pays, près d’un million de victimes (quasi exclusivement tutsies) sans entraîner la moindre réaction de la communauté internationale, la France décide subitement de passer à l’action. L’opération est décidée le 15 juin en Conseil restreint. Le même jour, Alain Juppé (alors ministre des Affaires étrangères) annonce que son pays serait prêt à intervenir au Rwanda, avec ses principaux partenaires européens et africains, si les massacres continuent. Le président François Mitterrand lui emboîte le pas, assurant le 18 juin que « c’est une question d’heures, pas de jours ».
Demeurée passive depuis le 7 avril, l’ONU entérine en un temps record la résolution 929, qui vise à « la mise en place d’une opération temporaire, placée sous commandement et contrôle nationaux, visant à contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ». L’opération Turquoise débute officiellement le 23 juin, à peine la résolution onusienne adoptée. Selon l’ordre d’opération, l’armée française doit « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ».
Opération turquoise, un film d’Alain Tasma (2007) :
- Pourquoi l’opération Turquoise a-t-elle été critiquée ?
Turquoise est une opération essentiellement française, si ce n’est l’apport symbolique de quelques supplétifs africains. Or depuis 1990, Paris a clairement pris le parti du régime hutu alors présidé par Juvénal Habyarimana, qui sera assassiné le 6 avril 1994. Après sa mort, la France continuera de soutenir les extrémistes hutus instigateurs du génocide, tout en diabolisant la rébellion tutsie du FPR, en partie issue de l’armée ougandaise – et, à ce titre, soupçonnée d’être le sous-marin des intérêts anglo-saxons dans la région.
Intervenue à Kigali au début du mois d’avril 1994 pour évacuer les ressortissants français au Rwanda, l’armée française n’a pas bougé le petit doigt pour stopper les massacres face aux militaires et miliciens hutus. Mais fin juin, les alliés rwandais de Paris sont en train de perdre la guerre face au FPR, qui pourchasse les tueurs et s’apprête à prendre le contrôle de l’ensemble du pays. Nombre d’observateurs expliquent la hâte de la diplomatie française à intervenir par sa volonté de geler le front militaire entre ses alliés (qui commettent le génocide) et ses ennemis déclarés (qui, eux, tentent de le stopper), afin d’éviter la débandade du régime hutu.
- De quelles informations disposent alors les militaires français ?
Après avoir pris ses quartiers à Goma et Bukavu, côté zaïrois, un petit contingents de « précurseurs » des forces spéciales françaises est chargé d’opérer une reconnaissance côté rwandais, afin de préparer le déploiement de l’opération Turquoise, dans un contexte où des centaines de milliers de Hutus, fuyant l’avancée du FPR, commencent à converger vers le Zaïre. La plupart d’entre eux ne sont jamais intervenus au Rwanda et ignorent le contexte des événements tragiques qui s’y déroulent. Selon l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, ancien tireur d’élite du GIGN, le briefing laconique fourni à Bukavu par leur supérieur, le colonel Rosier, donne aux militaires une vision totalement inversée de la réalité. « Il explique que les rebelles tutsis venant d’Ouganda envahissent le pays par le Nord et zigouillent tous les autres », témoigne-t-il dans un livre co-écrit avec la journaliste Laure de Vulpian (Silence Turquoise, Don Quichotte éd., 2012).
En pénétrant au Rwanda, les précurseurs sont acclamés par des Rwandais hutus en liesse qui brandissent des drapeaux bleu-blanc-rouge et des portraits de François Mitterrand. Une partie des soldats engagés les prennent d’abord pour les victimes des massacres et se laissent abuser par leur version des faits, selon laquelle les civils de la région seraient massacrés sans pitié par les rebelles tutsis du FPR. Ce n’est que le 27 juin que leur perception va changer.
- Que se passe-t-il à Bisesero le 27 juin ?
Alerté par plusieurs sources, dont des journalistes européens venus couvrir le lancement de Turquoise, un modeste détachement des forces spéciales se rend vers Bisesero où, leur a-t-on dit, des civils seraient menacés. À leur tête, le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval (nom de code : « Diego »), des Commandos parachutistes de l’air (CPA10). Sur la route, le groupe aperçoit un, puis plusieurs « fantômes » émergeant de la végétation. Hagards, blessés, à bout de forces, ces hommes résistent depuis plusieurs semaines, traqués par les tueurs. Les femmes, les enfants et les vieillards, moins rapides et vigoureux, ont déjà été exterminés.
Pendant trois jours, les Tutsis de Bisesero subiront les assauts des tueurs, qui savent que les heures sont comptées pour achever leur « travail »
Les représentants du groupe de rescapés implorent l’officier français de les évacuer ou de rester sur place afin de les protéger des tueurs, dont certains observent la scène à distance. Mais Diego assure ne pas pouvoir agir, faute de moyens logistiques et humains. Il promet aux rescapés de revenir les secourir au plus vite. Il informe sa hiérarchie par téléphone satellite et, le soir venu, de retour à son camp de base, rédige un fax à l’intention du colonel Rosier, qui supervise le dispositif Turquoise sur place.
- L’armée française se porte-t-elle au secours des rescapés ?
C’est tout le problème. L’état-major de Turquoise s’abstient de dépêcher les forces spéciales auprès des rescapés. Pendant trois jours, ces derniers subiront les assauts des tueurs, qui savent que les heures sont comptées pour achever leur « travail ». Ce n’est que le 30 juin qu’un deuxième groupe de précurseurs les découvrira par hasard et contraindra sa hiérarchie à envoyer sur place un véritable dispositif de secours.
Manifestement obsédée par la progression du FPR dans le pays, l’état-major français se désintéresse du sort des rescapés tutsis. En 2014, un ancien officier de Turquoise, Guillaume Ancel, confiera à Jeune Afrique que le premier ordre reçu à l’époque – finalement annulé in extremis – avait consisté à organiser des frappes aériennes contre la rébellion tutsie.
- Quelle est la position des officiers français coupables de non-assistance ?
Depuis que la polémique sur Bisesero a resurgi, en 1998, lors de la mission Quilès, puis, en 2004, à la sorties du livre du journaliste Patrick de Saint-Exupery (L’inavouable, éd. les Arènes), l’état-major de Turquoise s’est défaussée sur Jean-Rémy Duval. Celui-ci n’aurait pas averti sa hiérarchie, comme il l’a prétendu. C’est donc par ignorance que celle-ci s’est abstenue d’intervenir au bénéfice des rescapés.
Cette version est aujourd’hui contredite formellement par une série de documents internes à l’armée française (que Jeune Afrique a pu consulter, voir ci-dessous), d’auditions d’officiers et sous-officiers, et même par une vidéo. Ces différents éléments montrent que l’armée française était dûment informée, jusqu’au plus haut niveau, dès le 27 juin à 14h38, que des rescapés tutsis étaient directement menacés par les tueurs. C’est donc en connaissance de cause que le commandement de Turquoise s’est abstenu d’intervenir.
- Quelles sont les implications de ces révélations ?
Pour les avocats de Survie, de la Ligue des droits de l’homme et de la FIDH, parties civiles dans l’information judiciaire ouverte en 2005, le comportement controversé des officiers français peut être qualifié de « complicité » de génocide. Pour l’heure, deux officiers français ont le statut de témoins assistés mais aucun n’a encore été mis en examen. Une autre question capitale se pose désormais : si l’état-major a délaissé sciemment les rescapés tutsis que Turquoise se devait officiellement de secourir, des autorités civiles, à l’Élysée ou à Matignon, ont-elles donné « le feu rouge » qui fait aujourd’hui scandale ?
Un des documents déclassifiés les plus importants pour l’affaire : le 27 juin 1994, à 14h38, l’état-major de Turquoise informe Paris que 200 Tutsis sont menacés par les miliciens à Bisesero.
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