La remise du prix Nobel de la paix, vue de Tunis (en plein état d’urgence)
Le prix Nobel de la paix a été remis au Quartet tunisien ce 10 décembre à Oslo. L’occasion pour les Tunisiens de réitérer leur fierté de cet hommage mondial, mais aussi de faire remarquer que la bataille de la démocratie est loin d’être gagnée. Reportage à Tunis où la cérémonie a été suivie sans grand engouement.
Pour les Tunisiens, le 10 décembre est une journée à marquer par une pierre blanche. Le pays a été honoré du prix Nobel de la paix remis au Quartet composé de quatre organisations de la société civile : l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Ordre des avocats. Ces organisations ont initié un dialogue national historique qui a évité que le pays ne bascule dans la guerre civile en 2013.
« Les Tunisiens à Oslo font plus la fête qu’ici », lance Abderrahmane, un chauffeur de taxi, en écoutant la radio IFM qui, pour l’occasion, a émis en direct depuis la Norvège. Il remarque que les rues ne sont pas pavoisées et qu’avec l’état d’urgence qui prévaut suite à l’attentat du 24 novembre contre un bus de la garde présidentielle, le cœur n’est pas à la fête et les rassemblements toujours interdits.
Satisfecit et quelques critiques
Sur l’avenue de la Liberté, au cœur de la capitale tunisienne, on presse le pas. C’est l’heure du déjeuner et personne ne songe vraiment au prix Nobel. Mais la retransmission en direct de la cérémonie par les différentes chaînes de télévision rappelle que la Tunisie est aujourd’hui au cœur d’un événement mondial.
Le Nobel n’est autre qu’un satisfecit supplémentaire décerné par les Occidentaux
« Nous avons déjà eu droit à une standing ovation au Congrès américain et au Parlement européen. Le Nobel n’est autre qu’un satisfecit supplémentaire décerné par les Occidentaux », remarque un jeune tunisien dans un restaurent tandis que sa voisine de table le tance gentiment : « Profite du moment ! Ce n’est pas tous les jours que nous recevons un tel honneur. Au contraire, ce prix devrait nous encourager à nous dépasser. »
Comme il est souvent d’usage depuis la chute de Ben Ali, la discussion vire à la critique de la politique gouvernementale et aux témoignages de désenchantement. « Quand nous nous sommes mobilisés par milliers en 2013 pour défendre un projet de démocratie, nous ne voulions pas être primés mais imposer un meilleur avenir. Au vu des dérives actuelles, cela ne semble pas encore acquis », fait remarquer un passant.
Le Nobel est vite oublié, n’étaient-ce ces étudiantes curieuses qui voulaient connaître l’identité des couturiers tunisiens qui ont signé la tenue de Wided Bouchamaoui, présidente de la centrale patronale, lors de la cérémonie de remise du prix. Après ces remarques de coquetterie, elles aussi finissent par s’indigner.
À Oslo, les récipiendaires du prix Nobel l’ont dédié au peuple tunisien et à ses martyrs avec une mention spéciale pour l’apport des femmes à la Tunisie
Comme beaucoup de jeunes tunisiens, elles estiment que la chanteuse Amel Mathlouthi qui a repris, lors de la cérémonie, « kilmti horra » (ma parole est libre), une chanson qui a accompagné le soulèvement tunisien de 2011, ne représente pas les artistes du pays. « Elle a fait sa carrière en France. Nous avons des voix bien plus authentiques ici », assure Emna qui enchaîne sur un air sérieux : « Je verrais bien Wided Bouchamaoui présidente de la Tunisie ». À Oslo, les récipiendaires du prix Nobel l’ont dédié au peuple tunisien et à ses martyrs avec une mention spéciale pour l’apport des femmes à la Tunisie.
Sentiment patriotique
Un peu plus loin, vissé à une chaise du café d’Amor, Hamadi n’a pas perdu une miette de la cérémonie. Il est furieux. « Le discours de Kaci Kullmann Five, présidente du comité Nobel, est honteux. Elle se permet de faire des parallèles douteux entre notre jeune Constitution et celle de la Norvège qui fête son bicentenaire. Je trouve que la dame connaît mal l’histoire pour se permettre de donner des leçons. L’une des premières démocraties au monde est née à Carthage ».
Comme à leur habitude, les Tunisiens sont chatouilleux quand il s’agit de leur patrie
Comme à leur habitude, les Tunisiens sont chatouilleux quand il s’agit de leur patrie. Mais plus généralement, tous s’étonnent que ces reconnaissances internationales ne s’accompagnent pas d’un réel soutien financier d’autant que l’économie du pays pique du nez. Certains sont plus radicaux : « Il fallait refuser le prix Nobel. C’est une mascarade quand l’Occident sait qu’il a provoqué la débâcle de plusieurs pays arabes depuis 2011».
D’autres jubilent en voyant Houcine Abassi, Secrétaire général de l’UGTT, s’attarder dans son allocution sur la Palestine et se disent fiers, qu’à l’occasion de ce prix, la langue arabe ne soit plus assimilée à celle de l’extrémisme. Une sexagénaire passe à pas lents avec à la main un petit drapeau tunisien : « Je ne fête pas le Nobel », dit-elle en riant. Puis de poursuivre : « L’unique honneur est d’être vraiment souverain et de sortir la tête haute de l’ornière où est tombé le pays. Entre nous, le Nobel et autres prix, on s’en fiche. Il faut juste que ça aille et ça doit aller ! ».
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