Le barbare et le civilisé
« Mes victimes ? Ne faites pas de mélodrame, Rollo. Regardez un peu en bas ». Harry Lime lui désignait du doigt, par la vitre, les gens qui passaient comme des mouches noires au pied de la Roue. « Ressentiriez-vous une pitié réelle si l’une de ces petites taches cessait de bouger… pour toujours ? » (« Le troisième homme », Graham Greene).
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Marcel Zang
Marcel Zang est né au Cameroun. Écrivain, poète et auteur dramatique, il a fait paraître nombre de ses textes dans des journaux, magazines, revues. Sa dernière publication : « Pure vierge » (Ed. Actes Sud-papiers).
Publié le 11 décembre 2015 Lecture : 4 minutes.
En d’autres termes, selon que vous serez tout contre ou à distance, les jugements de conscience vous rendront noir ou blanc, barbare ou civilisé, coupable ou innocent.
Et effectivement, quand on y pense, la culpabilité ne serait qu’une question de distance… Merveilleuse distance, quelle trouvaille ! L’un serait à Bujumbura et l’autre à Tamanrasset, et pouf ! un bouton, ni vu ni connu, je dors en paix. Ou même l’un se trouverait dans un lit et l’autre se retournerait dessus croyant voir un cafard, et hop ! envolé, aplati, le cafard, je dors en paix.
Une colonie de primates, des chaines autour, des fouets en veux-tu, et vlan ! vogue la galère, je dors en paix. Un sniper, un robot silencieux, un tableau de bord, un écran vidéo dans les cieux, et pfiuu ! « Little boy » is watching you, en plein dans le mille, demi-tour, je dors en paix.
C’est qu’il faut désormais au civilisé une très longue cuiller pour dîner avec le diable
C’est qu’il faut désormais au civilisé une très longue cuiller pour dîner avec le diable, s’il veut se sentir dans son assiette, en paix, le pouce dressé. Il s’agit pour lui de commettre sans se commettre. C’est l’ultime enjeu. Pas touche. Rien que feux d’artifices et aseptisation. Un ballet. Précis, propre, net.
Résultat des courses : « Une petite tache », un ciel qui chavire, craquelle et s’abat comme une fin du monde, un déluge de feu et d’acier, des nappes de sang et de braise, un tapis de désolation, une cohorte de drones, des drames, des larmes, de la chair rôtie, des boyaux à ciel ouvert, des vies brisées, des langues crispées, des générations enrayées, inoculées, effacées, femmes, hommes, enfants, souris, oiseaux, nourrissons, chiens, chats, plantes… carbonisés. Du bronze. Liquéfié. Du cuir. Cramé. Des odeurs de putréfaction. La mort. De la violette. Du Curzio Malaparte. Hiroshima, mon amour. En extase, je dors en paix. Et plus ça fait nombre et indifférencié, et plus je me tape un pied divin. « La civilisation apparaît comme étant le moyen pour les hommes de s’élever au-dessus de la condition animale », est-il dit. Et comment ! Sacrée distance ! Que recul, métaphores, métamorphoses et sophistication. La civilisation est reine, et la distance est son bras armé.
Dans son célèbre essai paru en 1966 aux Etats-Unis (« La dimension cachée »), Edward T. Hall met en place un modèle d’anthropologie de l’espace et étudie la proxémie, autrement dit le rôle de la distance dans les relations interpersonnelles – qui serait plus étendue dans les pays occidentaux que dans les pays méditerranéens, et extrêmement réduite dans les pays arabes et africains, où le contact physique est fréquent.
Une classification qui ne surprend guère, quand on sait que le terme « Barbarie » (côte des Barbaresques) désignait l’Afrique du Nord. « La Barbarie était une grande contrée d’Afrique, enfermée entre l’Océan Atlantique, la mer Méditerranéenne, l’Égypte, la Nigritie et la Guinée », nous apprend l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Mais, au juste, c’est quoi un barbare ? Ça fait quoi ? Certes, c’est intrusif et brutal, ça baragouine ; c’est pulsionnel, c’est kitsch, grossier, mal équarri, ce qu’on veut, mais surtout ça ignore la distance, ne sait pas ce que c’est que la distance. Voilà… la distance. Le barbare est désordonné, remuant ; c’est un envahisseur, il sait faire nombre, se déplace en hordes, marche de travers, ne laisse pas place ; il se répand, vous colle à la vue, à l’ouïe, à l’esprit ; il a viscéralement goût pour la promiscuité, le corps à corps, le bouche à bouche.
Un barbare ça vous tutoie, et jusqu’au fondement, vous plaque son haleine sous le nez, vous agrippe
Un barbare ça vous tutoie, et jusqu’au fondement, vous plaque son haleine sous le nez, vous agrippe, vous tripote, et la chair, le sang, les tripes, anthropophage, c’est vorace ; et ça décapite, et ça égorge, ça éventre, ça écartèle. Un barbare ne craint pas le contact, il y va, le recherche, le réclame, s’en habille, s’en nourrit, s’en bave ; il vous arrache le cœur de ses mains, et s’il le plaque à l’oreille ce n’est que pour mieux vous entendre battre. C’est qu’il aime ça, vibrer ; il aime ce qui vit, le rythme, le sang, le mouvement, le jeu – à s’enivrer. Il vous veut debout, de l’autre côté, la couenne rutilante, pour s’en aller chercher et ramener à lui. Et il danse, et pour lui, sur vous, pour vous … À fleur de peau. Sensuel. Dément. Passionné. De près. Tout contre. Sentir.
« Les peuples vivent dans des perceptions sensorielles différentes », nous rappelle Edward T. Hall. Ce qui n’empêche pas le barbare et le civilisé de se donner la main pour l’affaire de leur vie, pour un même projet totalitaire: se défaire du multiple et devenir « 1 », afin d’accéder au monde de la pureté. Le barbare en absorbant le civilisé par le détour du temps et du désir, et le civilisé en éradiquant le barbare, porteur de sexe, de limite et de frontière. Et c’est la fin de l’histoire. Celle du dedans et du dehors. Du rythme et de la couleur. De l’ombre et de la lumière.
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