Les fêtes et le cachot du désespoir
Il s’appelle Moïse. Je suppose qu’il est chrétien. Même si ce n’est pas le cas, ce prénom biblique est une preuve, pour ses parents, qu’il est bien civilisé.
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Tshitenge Lubabu M.K.
Ancien journaliste à Jeune Afrique, spécialiste de la République démocratique du Congo, de l’Afrique centrale et de l’Histoire africaine, Tshitenge Lubabu écrit régulièrement des Post-scriptum depuis son pays natal.
Publié le 25 décembre 2015 Lecture : 2 minutes.
Notre rencontre ? Simple, rafraîchissante. J’avais aperçu ses pieds sous le portail de ma modeste demeure. Intrigué, je m’étais levé pour voir ce qui se passait. Moïse était là, étendu à même le sol. Ses vêtements crasseux dégageaient une puanteur infernale. À la question de savoir ce qu’il cherchait, il m’a répondu tout simplement : « Je veux entrer chez vous. » Amusé, je l’y ai invité. Bizarrement, il m’a précédé, avant d’effectuer le tour des différentes pièces, comme s’il était le maître des lieux. À la fois surpris, amusé et curieux, je ne le quittais pas d’une semelle. Sa visite terminée, avec un incroyable aplomb, Moïse s’est glissé au salon, me laissant dans le vestibule.
Au bout d’une dizaine de minutes, mon étrange hôte m’a rejoint, un dictaphone dans la main. Je lui ai ordonné de le remettre à l’endroit où il l’avait pris. Moïse s’est exécuté sans problème. Quand il est ressorti, j’ai constaté qu’il avait une main posée sur le ventre. Je me suis imaginé qu’il souffrait. Une colique, peut-être… Pour me rassurer, je le lui ai demandé. Il m’a répondu par la négative et s’est montré soudain pressé de partir, disant : « Je reviens. » Fieffé menteur ! Mon hôte venait tout simplement de dérober un billet de 500 francs congolais (environ un demi-dollar) qui traînait sur une table au salon. À 4 ans, Moïse est déjà plus malin qu’un singe !
Quand elle regarde autour d’elle, ses camarades ne sont pas mieux lotis. Le manque de l’essentiel devient la norme
Chrystelle est une fillette souriante, élève dans une école privée située à cent mètres du domicile de ses parents. À la voir, avec sa bonne humeur contagieuse, elle respire le bonheur, la joie de vivre. Un après-midi, longtemps après l’école, je lui demande ce qu’elle a pris au déjeuner. Elle me répond que son dernier repas remonte au matin, avant l’école. Donc, un petit déjeuner ? Elle rectifie : « J’ai bu du thé, avec un morceau de pain. » Et le prochain repas ? « La nuit », dit la fillette.
Pourtant, Chrystelle garde son sourire, joue comme si son estomac était plein. Elle raconte que la maison de ses parents grouille de monde. Qu’elle dort dans un lit avec trois autres personnes. Que les repas sont sommaires. Tout cela sans l’ombre d’une amertume. D’autant que, quand elle regarde autour d’elle, ses camarades ne sont pas mieux lotis. Le manque de l’essentiel devient la norme.
Les Moïse et les Chrystelle se comptent par millions dans nos États inégalitaires. Ils grandissent sans savoir à quoi ressemble une vie normale. Le bonheur, ils y goûtent en regardant les images que diffusent les chaînes de télévision étrangères. Ils voient des tables pleines de mets délicieux qu’ils aimeraient déguster aussi, ne serait-ce qu’une fois dans leur existence. Ils envient les enfants de leur âge aux bras chargés de cadeaux quand arrivent la Nativité et le Nouvel An. Ils resteront à jamais fascinés par l’ailleurs, désespérément inaccessible. L’année s’achève. Les fêtes s’annoncent, toujours plus onéreuses. Mais qui rendra aux Moïse et aux Chrystelle leur enfance anéantie ? Qui les sortira du cachot du désespoir ? Je vous le demande, à vous, humains qui allez fêter.
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