Boko Haram et les territoires perdus de la modernisation postcoloniale
Les chiffres font froid dans le dos. D’après Amnesty International et le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, plus de 3500 civils ont été tués en 2015 au Cameroun, au Nigeria, au Tchad et au Niger par Boko Haram.
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Thierry Amougou
Economiste, Professeur à l’Université catholique de Louvain. Dernier ouvrage publié : Qu’est-ce que la raison développementaliste ? Academia, 2020
Publié le 12 janvier 2016 Lecture : 3 minutes.
Habituellement, ce qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque Boko Haram – et cela avec raison – est l’islamisme radical comme cause première de son surgissement sous la houlette de Mohamed Yusuf qui enseignait un islam radical avant son exécution par l’armée nigériane en 2009. Sans nier la dimension islamiste de la secte et le rôle que cette mouvance intégriste joue dans sa mise en forme organisationnelle et son action meurtrière, notre propos revient à mettre en exergue le fait que cette argumentation est incomplète.
Boko Haram est aussi le résultat d’une « déformalisation sociétale » issue de l’échec de la modernisation postcoloniale
Boko Haram est aussi le résultat d’une « déformalisation sociétale » issue de l’échec de la modernisation postcoloniale dans les pays concernés. La nature ayant horreur du vide, la zone d’activité de Boko Haram est un espace dont l’identité est d’être un terrain d’échec de la modernisation et de son attractivité comme mode de vie postcoloniale.
En effet, parlant du fait colonial, il faut avoir présent à l’esprit qu’on a assisté à un chassé-croisé colonial de nature civilisationnelle dans cette zone. Avant la colonisation occidentale, les populations autochtones, non musulmanes, ont été colonisées dans un premier temps par des populations musulmanes, notamment peules, via un djihad sous la houlette du Calife Shéou Ouman dan Fodio au XIXème siècle.
Le Niger est coincé entre cet épicentre djihadiste historique et le Far-West de la Libye actuel. Le Bornou partage une longue frontière avec le Cameroun et le Tchad, deux pays eux-mêmes densément reliés et accueillant les principaux camps de réfugiés fuyant la terreur de Boko Haram.
Parties intégrantes du califat historique de Sokoto
Comme déjà souligné, tous ces territoires et leurs populations présentent, non seulement une grande consanguinité culturelle, sociale, imaginaire et spirituelle avant la colonisation occidentale, mais aussi la caractéristique d’avoir été parties intégrantes du califat historique de Sokoto, système politico-religieux et économique dominant avant la colonisation occidentale.
Ce système sera évincé lui-même par la colonisation occidentale à l’origine du projet de modernisation en remplacement du califat. Ledit projet de modernisation avait trois objectifs de développement majeurs :
1/ Faire de l’État indépendant un deus ex machina qui devait sécuriser ses frontières héritées de la colonisation, gérer les rapports avec le centre de l’économie-monde, affermir la nation et réaliser son développement économique. Cet objectif est un échec car les zones de prospérité de Boko Haram sont des périphéries qui, délaissées par les États centraux depuis des décennies, ont connu un surcroît de paupérisation suite aux ajustements structurels.
2/ Assurer la consolidation de la nation et l’unité nationale via le modèle un peuple, une nation, un État et un parti. Deuxième échec, car Boko Haram connaît un essor aussi phénoménal au Cameroun et au Nigeria notamment parce que la division confessionnelle entre le Nord musulman et le Sud chrétien de ces deux pays reste, avec l’appartenance ethnique et le partage de la rente économique, les trois principaux déterminants des conflits et des accords tacites dans le partage du pouvoir exécutif depuis 1960.
3/ Garantir la consolidation et le respect de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Pas plus de réussite car la secte prospère aussi du fait que ces frontières ont toujours joué un rôle transformateur et multiplicateur des conflits entre le Tchad, le Cameroun et le Nigeria et que la zone est habitée de populations aux « nationalités flottantes ».
Coupeurs de route
Dès lors, les coupeurs de route, bandes de brigands qui, depuis les années 1980, terrorisent, assassinent et dépouillent de leurs biens les populations tchadiennes, camerounaises et nigérianes dans cette zone, et dont plusieurs membres ont intégré Boko Haram, ne sont qu’une recomposition contemporaine d’une modalité historique d’accumulation précapitaliste violente via un djihad soutenue par les instruments modernes de guerre.
En conséquence, la modernisation a perdu des populations et des territoires. Cet échec entraîne la résurrection de l’ancien système de référence, soit le califat de Sokoto et son imaginaire djihadiste jadis déclassé par la colonisation occidentale. L’âme culturelle et imaginaire des territoires vaincus par la modernisation reste toujours à l’affût car prête à ressusciter des décombres de sa défaite sous une nouvelle forme dès la moindre crise du système moderne. Cela est d’autant plus prégnant dans cette région qu’un califat y a déjà existé au XIXème siècle avec le djihad comme stratégie de conquête et d’accumulation.
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