Madani M. Tall : « La Côte d’Ivoire est redevenue fréquentable »
Le malien Madani M. Tall, responsable régional de la Banque mondiale, souhaite qu’en sortant de ses dix années de crise Abidjan retrouve son rôle de locomotive en Afrique de l’Ouest. Et en profite pour se rapprocher vraiment du Nigeria.
Basé à Abidjan, le représentant de la Banque mondiale dans cinq pays d’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Mauritanie, Niger, Togo, Bénin) suit de très près les chantiers de relance de l’économie ivoirienne et apprécie leur impact sur les pays voisins. Malien d’origine, Madani Tall – il n’a rien à voir avec son homonyme candidat à la présidentielle du Mali – est un ardent défenseur de l’intégration régionale qui milite en faveur d’un rapprochement plus étroit avec le Nigeria et le Ghana pour dynamiser un espace économique de près de 300 millions de consommateurs.
Jeune Afrique : Environ dix mois après la fin de la guerre, comment se porte l’économie ivoirienne ?
Madani M.Tall : Le pays sort d’une grave crise politico-militaire qui s’est soldée par plus de 3 000 morts, de 100 000 réfugiés, environ 1 million de déplacés internes et un corps social profondément déstructuré. L’arrêt de l’outil de production, des banques et des services a eu de lourdes conséquences. Certaines PME ne s’en remettront jamais. La récession devrait atteindre – 5,8 % en 2011. Heureusement, l’année 2012 devrait voir un rebond de plus de 8% du PIB avec le retour de la paix, la normalisation politique et la capacité de résilience de l’économie. La filière cacao en est la parfaite illustration. Près de 1,5 million de tonnes ont quitté les champs pour les ports d’Abidjan et de San Pedro. En août, la production industrielle a atteint 95 % du niveau d’avant l’élection présidentielle.
Les bailleurs de fonds ont-ils aussi retrouvé la confiance dans le pays?
Prenons notre exemple. La Banque mondiale s’est réengagée en Côte d’Ivoire avec un portefeuille de projets de plus de 400 millions de dollars [307 millions d’euros, NDLR], dont 150 millions de dollars d’appui budgétaire approuvé en septembre.D’ici à juin 2012, notre conseil d’administration pourrait accorder 200 millions de dollars supplémentaires. La Côte d’Ivoire est redevenue fréquentable. La classe affaires des vols pour Abidjan est pleine et les souscripteurs ont répondu au-delà des espérances aux derniers emprunts obligataires de l’État.
Le pays a-t-il la capacité d’absorber tous ces fonds ?
Les années de crise ne lui ont pas permis de réaliser son potentiel en termes d’investissement public, avec en moyenne l’équivalent de 3 % du PIB, bien en deçà des 10 % du Sénégal ou des 15 % du Cap-Vert. Cela devrait remonter rapidement. Et l’État a intérêt à poursuivre la modernisation de l’administration et des ministères techniques pour améliorer la capacité d’absorption. Reste aussi à savoir si la communauté internationale sera à la hauteur des besoins avec la crise économique qui persiste, voire s’aggrave, en Occident.
Abidjan peut-elle redevenir la locomotive régionale ?
La Côte d’Ivoire représente 40 % du PIB de l’Union économique et monétaire ouest-africaine [UEMOA] et reste la principale plateforme du commerce extérieur des pays de l’hinterland. Plus de 3 millions d’immigrants ouest-africains y vivent. Les transferts de fonds de cette diaspora sont les plus élevés d’Afrique subsaharienne, juste derrière l’Afrique du Sud. Avec son économie diversifiée, elle est au cœur d’une dynamique qui va forger l’avenir de la région. L’enjeu, c’est l’intégration des membres de la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest], ainsi que de la Mauritanie, soit seize pays qui représentent un espace économique de près de 300 millions d’habitants.
À quelles conditions les pays voisins profiteront-ils de cette dynamique ?
L’intégration des États doit évoluer vers une intégration effective des peuples. Les dirigeants doivent arrêter d’instrumentaliser les questions ethniques et migratoires. Leurs discours économiques doivent aussi se traduire dans leur comportement. L’exportation de l’huile de palme ivoirienne est parfois bloquée par d’autres pays qui veulent protéger leur marché. Les règles pour faciliter le transport routier inter-États ne sont pas appliquées. Les barrières non tarifaires sont trop nombreuses. Les banques ont trop de liquidités et ne financent pas assez l’économie. Si tous les pays aspirent à un environnement des affaires de classe internationale, certains, comme le Cap-Vert, sont plus déterminés que d’autres.
Quels sont les projets d’intégration prioritaires ?
Il faut doter la sous-région d’infrastructures routières, ferroviaires et énergétiques. Ce sont à la fois des facteurs de compétitivité pour les entreprises et des vecteurs de mobilité pour les personnes et les biens. Citons le projet de transport et de facilitation du commerce dans le corridor Abidjan-Lagos, ou encore le pool énergétique de l’Afrique de l’Ouest, qui va contribuer à accroître la production, interconnecter les pays et créer un marché régional. Les présidents Alassane Ouattara et Goodluck Jonathan semblent décidés à accélérer les grands chantiers. C’est une excellente nouvelle.
Bio express
1989 Entre à la Banque mondiale
2004 Directeur régional Afrique, à Dakar (Sénégal, Cap-Vert, Gambie, Guinée-Bissau)
2008 Directeur régional Afrique, à Abidjan (Côte d’Ivoire, Mauritanie, Niger, Togo, Bénin)
Faut-il créer une bourse des matières premières ?
Les systèmes de production en Afrique de l’Ouest sont dominés par de petites exploitations familiales. Plus résistantes aux chocs naturels et économiques, elles sont plus difficiles à structurer pour répondre aux exigences des marchés. Il faut donc revoir la commercialisation interne et externe des cultures vivrières et d’exportation, et s’inspirer des pays d’Afrique australe et d’Afrique de l’Est, à la tradition d’organisation des marchés séculaire. L’essor des technologies de communication et la bonne santé du secteur financier permettent d’envisager la mise en place de bourses agricoles. Mais ce n’est pas la panacée. Il faut aussi réhabiliter les pistes agricoles, développer le réseau routier et les corridors, améliorer la sécurité sanitaire, la standardisation, le stockage et la traçabilité des produits, ainsi que réduire au minimum les contrôles.
Faut-il relancer l’idée d’une monnaie commune dans tout l’espace ?
Cela pourrait doper les échanges. Les dirigeants de ces pays doivent y réfléchir. Le Nigeria représente un marché de 160 millions d’habitants. Les industriels ivoiriens et ghanéens pourraient trouver des avantages à utiliser la même monnaie que lui.
La cherté des coûts logistiques et l’insuffisance du réseau électrique freinent-ils le développement ?
Il faut réformer le secteur de l’électricité. Les délestages ont coûté environ 0,5 % du PIB ivoirien en 2010 et les subventions représentent 100 milliards de F CFA (152 millions d’euros) pour l’État. Le port d’Abidjan doit faire des efforts de compétitivité pour les pays enclavés. D’après l’une de nos études, l’envoi d’un conteneur de 20 pieds de Singapour à Abidjan coûte entre 700 et 1000 euros, son déchargement et la livraison, entre 500 et 800 euros. L’acheminer à Ouagadougou demanderait 1 500 euros de plus, notamment en raison du racket. Les autorités doivent engager des réformes pour mettre fin aux situations de rente.
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