Maroc – Tunisie : des filières textiles à étoffer
Les industriels marocains et tunisiens vendent des produits différents sur des marchés différents. Mais ils ont un point commun : le besoin d’apporter plus de valeur ajoutée à leur offre pour tenter de résister aux rouleaux compresseurs turc et chinois.
Rabat, lundi 20 février. Mohamed Tazi, directeur général de l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (Amith), sélectionne avec d’autres industriels des projets de création et de traitement des tissus, pour soutenir l’émergence de fournisseurs capables de pourvoir aux besoins des entreprises de confection locales. « Intégrer ces étapes permettra à la filière textile de générer davantage de valeur ajoutée », explique-t-il. À 1 500 km de là, en Tunisie, Samir Haouet, directeur général du Centre technique du textile (Cettex), partage la même analyse. Lui aussi espère voir renaître dans son pays les entreprises de teinture et de finition disparues dans les années 1980 et 1990. Car travailler pour Levi’s, Ralph Lauren, Benetton ou Guess ne laisse souvent que des miettes aux sociétés maghrébines.
Tous les experts s’accordent sur la nécessité pour la Tunisie et le Maroc d’améliorer la qualité de leur activité de sous-traitance. Et cela même si les industries des deux pays, qui représentent de 3 % à 4 % du PIB, ne visent pas les mêmes marchés. « Les jeans et le sportswear sont les seuls créneaux sur lesquels elles sont en concurrence frontale », confirme Anne-Laure Linget, responsable du développement international au sein de la Fédération française de la maille et de la lingerie. La Tunisie s’est fait une spécialité de la lingerie, des maillots de bain et du textile professionnel, tandis que le Maroc est reconnu pour son savoir-faire dans le prêt-à-porter féminin et les pièces à manches (costumes et manteaux). « Sur le marché de la maille en Europe, je suis plus en concurrence avec les Turcs et les Chinois qu’avec les Tunisiens », précise Houda Benkirane, directrice générale adjointe de Logtech, un bureau d’achat basé à Casablanca et qui représente notamment le groupe La Halle. Diversité identique, mis à part pour le marché français, dans les débouchés : Rabat se tourne naturellement vers Madrid quand Tunis regarde davantage du côté de Rome.
Rivaux ou complémentaires ?
Une offre plutôt complémentaire qui a ses avantages. « Aujourd’hui, lorsque les donneurs d’ordre choisissent leurs sous-traitants, ils arbitrent entre le grand import [l’Asie, NDLR] et la proximité [Turquie, Maroc, Tunisie]. Si notre zone perdait l’une de ses composantes, c’est l’attractivité de l’ensemble qui baisserait », relève Mohamed Tazi. Et puis, souligne Jean-François Limantour, président du Cercle euro-méditerranéen des dirigeants du textile et de l’habillement (Cedith), la proximité géographique d’un « rival » est aussi un bon moyen d’aiguillonner la fierté nationale. Surtout que, même si le phénomène a été marginal, des donneurs d’ordre ont transféré des commandes de Tunisie vers le Maroc pendant le Printemps arabe.
Rivaux ou complémentaires, les industriels des deux pays n’ont qu’une stratégie à appliquer pour tirer leur épingle d’un jeu mondial très disputé : « Apporter davantage de services, être capable d’acheter les matières premières en fonction d’un cahier des charges, de réaliser la gradation [déclinaison d’un modèle en différentes tailles], etc. », détaille Anne-Laure Linget. Une stratégie appliquée à la lettre par la Société des arts textiles (Sartex), à Monastir. « Depuis 2005, nous possédons un bureau de style où travaillent 25 personnes, et, entre 2008 et 2010, nous avons investi plus de 1 million d’euros pour acquérir des machines de découpe au laser et de brossage [blanchiment des jeans] assistées par ordinateur », illustre Slim Mansour, responsable des exportations de l’entreprise.
Face à l’intensification de la concurrence, Tunisie et Maroc ont également réagi en s’adaptant à la stratégie de marques qui, comme Zara, privilégient la commande de petites quantités dans des délais très courts, favorisant la proximité géographique du partenaire s’il sait être très réactif. « Il ne s’écoule parfois que huit jours entre la commande et la mise en rayon », explique Agnès Etame-Yescot, commissaire du salon spécialisé Zoom by Fatex, organisé à Paris mi-février. « Nos efforts dans ce domaine ont payé, note Mohamed Tazi, puisque le Maroc est le premier fournisseur d’Inditex [propriétaire des marques Zara et Massimo Dutti] devant la Chine. » Le risque ? « Avec les petites séries, nous ressentons plus rapidement les effets en cas de crise », regrette Houda Benkirane.
Il n’empêche. Le Maghreb a une vraie carte à jouer au niveau mondial. « La hausse des salaires en Chine, et la propension de ce pays à privilégier son marché intérieur et les commandes venues des États-Unis, plus importantes et plus simples à réaliser, offrent de vraies opportunités pour la zone du « proche import » », estime Anne-Laure Linget. La Tunisie et le Maroc peuvent profiter d’un rapport qualité-prix très compétitif, le salaire mensuel moyen dans l’industrie textile s’établissant dans les deux pays entre 150 et 160 euros, un coût inférieur à celui de l’Europe de l’Est, de la Turquie et de la Chine. Un atout qui a été préservé même après les augmentations de salaires concédées en Tunisie après la révolution et au Maroc avec la hausse du salaire minimum en 2011 (elle doit se poursuivre jusqu’en 2013). La preuve ? Le choix des nouveaux propriétaires de Lejaby, acteur historique de la lingerie française, de délocaliser la production chez son partenaire tunisien Isalys.
Exportations en hausse
Grâce à ce dynamisme, les filières des deux pays ont globalement bien résisté, ce qui en soi est déjà une performance dans un contexte de crise économique en Europe et de perturbations politiques et sociales au Maghreb. Les exportations de textile-habillement tunisiennes ont progressé de 5,1 % en 2011, pour atteindre 2,7 milliards d’euros. Côté marocain, elles ont enregistré une hausse de 5,5 %, pour s’établir à 2,1 milliards d’euros à fin novembre (derniers chiffres disponibles).
Mais tout n’est pas gagné, loin s’en faut. Depuis 2008 et la fin de l’accord multifibres qui instaurait des quotas d’importation des produits chinois en Europe, les parts de marché de la Tunisie (3,6 % en 2011) et du Maroc (3,2 %) s’érodent lentement. Car face aux rouleaux compresseurs chinois et turc, les entreprises maghrébines demeurent de petite taille (71 % des firmes tunisiennes du secteur ont moins de 100 salariés) et ne peuvent investir massivement. « Attention, prévient l’entrepreneur tunisien Abdelaziz Darghouth. De nombreux investissements ont été gelés à la suite de la révolution, et, si cette situation se prolonge, nous allons perdre en productivité. »
« Pour les pays maghrébins, le vrai bouleversement serait d’obtenir le droit d’utiliser des matières premières chinoises tout en conservant leur exonération de droits de douane pour leurs exportations vers l’Union européenne, comme le fait la Turquie. La question est sur la table et pourrait avancer dans les prochains mois », explique Jean-François Limantour. En attendant ? « Nous sommes encore vulnérables face à la concurrence chinoise très peu coûteuse et à la production turque de haute qualité et très réactive. C’est une position un peu inconfortable », conclut Houda Benkirane.
La Turquie montre l’exemple
Crise européenne ou pas, le textile turc, qui représente 20 % des exportations du pays, affiche une forme insolente. En 2011, Ankara a exporté pour 18,5 milliards d’euros de tissus et de vêtements, soit plus de 2 milliards de plus qu’en 2010. Une progression qui correspond presque au chiffre d’affaires annuel de l’export du Maroc dans ce domaine.
Le pays a su se positionner sur des segments à plus haute valeur ajoutée, notamment pour résister à la concurrence chinoise. « Nous sommes devenus des experts du « fast fashion », c’est-à-dire la conception et la production de petites collections dans des délais très courts, pour l’Europe, les États-Unis et le Japon. En Europe, la plupart de nos concurrents méditerranéens ont perdu du terrain, et nous avons réussi à stabiliser des parts de marché de 16 % dans l’habillement et de 12,5 % dans le textile », se félicite Bora Kocaman, chargé d’étude à la Tekstil Isveren, la fédération professionnelle nationale. « Nous disposons d’un savoir-faire reconnu, avec des cadres formés à l’international aux meilleures techniques », complète Skender Zogu, un ingénieur du secteur.
INFORMEL. Pour garder une longueur d’avance et se moderniser, les Turcs ont fait des investissements massifs. « Lors des deux derniers Salons internationaux de la machinerie textile, nous étions les acheteurs les plus nombreux, loin devant les Chinois ou les Méditerranéens », indique Skender Zogu. Et face à la hausse des coûts de la main-d’oeuvre locale, les grands groupes turcs investissent de plus en plus à l’international dans des filatures low cost, tout en conservant les usines les plus sophistiquées à domicile. « Avec l’accord de libre-échange avec l’Égypte, une vingtaine d’entreprises turques se sont installées au Caire, comme LC Waikiki et Aksa. D’autres n’hésitent pas à aller jusqu’en Asie pour y gagner des parts de marché, comme Söktas en Inde et Zorlu en Chine », explique Bora Kocaman.
Ces évolutions positives concernent les groupes qui ont pignon sur rue, mais toute la filière ne suit pas encore le même chemin : parmi les 2 millions d’employés turcs du secteur, plus de la moitié travaillent dans des petites structures, souvent dans l’informel. Toutes les entreprises turques ne sont pas encore passées au fast fashion. Christophe Le Bec
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