Julien Théron : « L’émergence de l’État islamique sape les plans de l’Arabie saoudite »
Depuis que l’Iran, naguère segment majeur d’un supposé « Axe du Mal » s’est vu réhabilité au rang de nation fréquentable par les Occidentaux, un vent de panique souffle à Riyad, qui fait feu de tout bois. Julien Théron, conseiller en géopolitique des conflits basé au Liban, analyse la politique internationale de l’Arabie saoudite.
Jeune Afrique : L’Arabie saoudite cherche-t-elle à imposer sa puissance régionale ou pratique-t-elle comme elle le dit une défense légitime face au jihad chiite ?
Julien Théron : Je crois que les dirigeants saoudiens craignent grandement les conséquences du récent retour de l’Iran. Si celui-ci ne concernait que le pétrole et le commerce de la République islamique, cette crainte pourrait être contenue. Mais les groupes que Riyad soutient en Syrie sont en perte de vitesse, l’accord sur le nucléaire iranien semble aux Saoudiens répondre à une stratégie du seuil plus qu’à autre chose et surtout, surtout, le soutien de Téhéran aux houthistes a été considéré comme une rupture de l’équilibre régional.
La mort dans l’œuf de la révolution bahreïnie a montré que le Conseil de coopération du Golfe (CCG) était capable de maintenir la gouvernance sunnite dans la péninsule vis-à-vis des minorités chiites, mais face au continuum (relatif) Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth, l’Arabie souhaite désormais rassembler les troupes sunnites, au sens figuré comme au sens propre dans le cadre de « proxy wars » comme au Yémen ou en Syrie.
L’avènement de Salman marque-t-elle une rupture ou le régime ne fait-il que s’adapter à une situation qui s’aggrave ?
Lorsque le roi Salman arrive au pouvoir, en janvier 2015, le royaume semble en perte de vitesse dans la région. Au Liban, le Courant du futur, mouvement sunnite de Saad Hariri allié à Riyad, n’arrive pas à s’imposer dans la crise présidentielle, le candidat privilégié étant un allié du Hezbollah. En Syrie, les factions politiques et armées n’arrivent toujours pas à faire tomber Bachar al-Assad qui reçoit un puissant soutien du Hezbollah et de l’Iran. En Irak, bien que le Premier ministre Abadi soit moins radicalement aligné sur l’Iran que son prédécesseur, M. Maliki, les Unités de mobilisation populaires chiites ont répondu à l’appel de l’ayatollah Sistani et sont soutenues directement par l’Iran. Au Yémen, les houthistes ont pris la capitale, Sanaa, et s’apprêtent à prendre le palais présidentiel. Une telle situation est vue de Riyad comme très inquiétante, et cette première année de pouvoir ne va pas arranger la donne.
Il y a notamment la signature, en juillet 2015, de l’accord sur le nucléaire iranien…
En effet, l’aboutissement de l’accord sur le nucléaire iranien redonne une certaine légitimité à Téhéran auprès de Washington et d’un certain nombre d’États européens, ravis de voir le pays s’ouvrir sur les plans financiers et commerciaux. En Syrie, l’intervention militaire de Moscou va sanctuariser le pouvoir de Bachar al-Assad et réduire la capacité d’action des groupes sunnites, comme l’indique symboliquement la mort dans un bombardement russe de Zahran Alloush, le leader du Jaysh al Islam. Et si le mouvement stratégique de Moscou réduit un peu la dépendance militaire de Damas vis-à-vis de Téhéran, cela signifie que l’espoir d’un effondrement rapide du régime damascène s’éloigne. Enfin, les plans de création d’une grande coalition sunnite structurelle, bâtie autour de l’Arabie saoudite, ne vont pas s’avérer très bien accueillis, notamment au Liban et au Pakistan.
L’Arabie saoudite participe – de loin – à la coalition anti-Daesh, commande une coalition anti-houthiste, annonce une coalition « anti-terroriste », se dit prête à intervenir au sol en Syrie… Que signifie cette « coalitionite » ?
La concurrence stratégique pour agréger les forces sunnites en Syrie et en Irak est rude car l’émergence de l’État islamique sape les plans saoudiens en attirant à lui les combattants d’autres groupes insurrectionnels. Au Yémen, le lancement d’une offensive sunnite souhaitée par Riyad ne permet pas de rétablir une situation favorable et durable. Par-dessus tout cela, Al-Qaïda, grand ennemi du royaume saoudien, n’a toujours pas disparu, ni sa branche péninsulaire (Aqpa), ni sa branche proche-orientale (Al-Nosra). Or l’EI et Al-Qaïda rêvent d’une conquête des villes de Médine et de La Mecque. Et ce n’est pas terminé, car l’essor régional du jihadisme sunnite pose également des problèmes au royaume par extension. Les attentats perpétrés en Europe et en Afrique poussent la communauté internationale à se dresser de plus en plus contre toute forme de pratique radicale de l’islam et à revoir ses alliances stratégiques au regard de cet examen de conscience.
C’est ce qui a poussé dernièrement le nouveau pouvoir saoudien à une double offensive. L’idée est d’abord de rassembler le monde sunnite, aussi varié soit-il, de l’Afrique à l’Asie, autour du royaume par une alliance militaire nouvelle mais aux contours flous et aux objectifs incertains. Le second point, comme vient de l’affirmer Adel Ben Ahmed al-Jubeir dans les colonnes du New york Times, consiste à rassurer la communauté internationale en assurant lutter contre les mouvements jihadistes et en rendant responsable de l’instabilité régionale son grand compétiteur stratégique régional : l’Iran.
L’Arabie saoudite n’est-elle pas prise au piège de ses pactes contradictoires et faustiens avec les religieux d’une part et les États-Unis d’autre part, mais aussi de son contrat social qu’elle a de moins en moins les moyens d’honorer ?
Oui. Le royaume a émergé sur la scène interne grâce à une alliance des familles al-Saoud et al-Ash-Sheikh, descendante de Mohammed ben Abdelwahhab, le fondateur du wahhabisme. C’est sur cet équilibre que repose encore aujourd’hui la stabilité politico-religieuse du royaume. D’un autre côté, l’émergence de l’Arabie saoudite en tant qu’acteur régional et global a été permise par le pacte du Quincy en 1945, fondé sur une protection militaire et stratégique américaine contre une garantie d’approvisionnement en pétrole. Cette alliance a bien fonctionné pendant la guerre froide, notamment du fait que les États-Unis aient perdu le support de l’Iran avec la révolution islamique de 1979, ce qui a maintenu l’importance de l’alliance américano-saoudienne.
Le pacte du Quincy a toutefois été mis à rude épreuve. La question palestinienne, le 11-Septembre, l’intervention américaine en Irak et dernièrement le non-interventionnisme américain en Syrie ont provoqué des tensions diplomatiques. Le nouveau positionnement américain vis-à-vis de l’Iran conforte ces raideurs. Sans mettre un terme à l’alliance américano-saoudienne, les deux partenaires traversent toutefois une crise de confiance. Et les groupes islamistes radicaux jouent volontiers de cette alliance pour discréditer la légitimité du pouvoir saoudien.
Hyperactivité extérieure, annonce de réformes profondes à l’intérieur, raidissement confessionnel : la stratégie déployée par le nouveau trio au pouvoir vous semble-t-elle viable à moyen terme ?
Il est un peu tôt pour le dire. Cela dépendra de sa capacité, vis-à-vis du monde sunnite, à concrétiser une grande alliance qui ne soit pas une coquille vide. Dans le même temps, il faudra continuer à rassurer les Occidentaux en ce qui concerne la propension du royaume à lutter contre les groupes jihadistes. La gestion des crises syrienne et yéménite apparaît donc essentielle et la tâche difficile.
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