Tunisie Télécom aux abonnés absents

L’opérateur historique est empêtré depuis des semaines dans un conflit social entre le syndicat UGTT et l’actionnaire émirati EIT. Paralysé, il perd du terrain au profit de ses concurrents.   Manifestation de salariés devant le ministère de l’Industrie, le 24 mai à Tunis. © Hichem

Julien_Clemencot

Publié le 2 juin 2011 Lecture : 5 minutes.

Le sort réservé à une grosse poignée de contractuels est au centre du conflit qui oppose l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), soutenue par une écrasante majorité des salariés, et Emirates International Telecommunications (EIT), détenteur à 35 % de Tunisie Télécom. Embauchés après l’ouverture du capital de la compagnie en 2006, ces salariés « grassement payés » (3,5 % de la masse salariale) apparaissent comme des privilégiés aux yeux du syndicat et doivent, syndrome révolutionnaire oblige, être licenciés.

Les agences commerciales ont baissé leurs rideaux, laissant les clients sans interlocuteur.

« Ils perçoivent des rémunérations beaucoup plus élevées que celles prévues par les grilles de Tunisie Télécom. Cela n’est plus acceptable », explique, fiches de paie à l’appui, Mongi Ben Mbarek, secrétaire général de la Fédération syndicale de la poste et des télécommunications. Seule concession faite par l’UGTT : sur les soixante-trois personnes concernées, dix, aux profils cruciaux pour l’entreprise, seraient conservées. « L’UGTT fait erreur. Ces professionnels apportent les compétences nécessaires à la performance de l’entreprise. Ils sont payés au prix du marché et sont en plus tous tunisiens », estime Badii Kechiche, du cabinet d’intelligence économique Pyramid Research.

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Dans l’impasse

Entre les deux parties, les discussions sont dans l’impasse. Pour l’UGTT, seule l’application de l’accord signé le 9 février avec l’ancien PDG et les représentants de l’État, et prévoyant le départ des contractuels, permettra une sortie de crise. Hors de question, jure l’actionnaire émirati. Ses représentants bloquent l’adoption de cet accord à chaque conseil d’administration, alors que l’État (65 % du capital) reste en retrait de peur de s’attirer les foudres des syndicalistes. De retour du G8, le ministre des Finances, Jelloul Ayed, devrait de nouveau tenter une médiation.

Sans solution, le malaise actuel pose la question de la capacité de l’entreprise à fonctionner, et plus encore à se réformer pour faire face à la concurrence. « Avant le 14 janvier, nous étions sur une trajectoire positive en matière de transformation financière [par exemple avec l’introduction d’une comptabilité analytique, NDLR], technique et commerciale. Mais beaucoup reste à faire, notamment au plan des ressources humaines. Les contractuels embauchés par Tunisie Télécom représentent les forces vives de l’opérateur et sont absolument nécessaires au déploiement de sa stratégie. Beaucoup d’autres salariés n’apportent aucune valeur ajoutée à l’entreprise », critique sans détour un responsable d’EIT.

L’empreinte de Ben Ali passée au crible

Il n’y a pas eu de dérives majeures liées au clan Ben Ali-Trabelsi. L’actionnaire EIT l’assure : les contrats passés par Tunisie Télécom ont été soigneusement contrôlés. Un avis que ne partage pas le syndicat UGTT. La filiale tunisienne d’Havas, qui comptait parmi ses actionnaires le couple Slim Zarrouk et Ghazoua Ben Ali, aurait ainsi obtenu la communication de l’opérateur sans respecter la procédure d’appel d’offres. Des privilèges dont aurait également bénéficié la régie publicitaire Bien Vu, détenue par un proche de l’ex-président. Celle-ci aurait même reçu en 2010 la somme de 3,5 millions d’euros au titre de prestations prévues pour 2012, selon le syndicaliste Mongi Ben Mbarek.

En 2010, la direction de l’opérateur avait d’ailleurs prévu de diminuer de manière drastique ses effectifs, en supprimant 3 000 postes. « Il y a encore au sein de Tunisie Télécom un certain nombre de responsables qui ont profité de passe-droits du temps de Ben Ali, et ils ne voient pas d’un très bon œil le changement de mentalité au sein de l’entreprise, car ils souffrent de la comparaison avec les cadres venus du privé », juge, un brin provocateur, un spécialiste tunisien des télécoms. « Si ces gens sont si brillants, comment la direction peut-elle expliquer l’explosion du recours à des consultants extérieurs depuis 2007 ? » réagit Mongi Ben Mbarek.

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Toujours disponibles pour faire entendre leur version des faits, les parties prenantes sont en revanche moins prolixes pour analyser les conséquences immédiates du blocage de l’entreprise. C’est à peine si l’actionnaire émirati admet une baisse de performance, avec des résultats financiers moins bons qu’en 2010. Même version rassurante du côté de l’UGTT, certaine qu’à tout moment l’opérateur pourra rattraper son retard.

Optimisme de façade

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Un optimisme de façade bien résumé par Ali Ghodhbani, PDG de Tunisie Télécom : « Les performances de l’entreprise ne sont pas celles d’une activité normale. Toutefois, la qualité du réseau, bien que légèrement affectée, n’enregistre pas de dégradation significative. » Mais impossible d’avoir accès aux dernières données officielles pour vérifier les dires de nos interlocuteurs, y compris du côté de l’Instance nationale des télécommunications de Tunisie. « L’évolution des parts de marché des opérateurs a un caractère confidentiel et ne peut être communiquée », précise même un de ses dirigeants.

Du côté des utilisateurs, on n’hésite pas en revanche à faire part de son désarroi. « Sur un plan technique, le service reste correct, mais les clients n’ont plus d’interlocuteurs pour traiter leurs demandes. Au bout d’un moment, ils changent d’opérateur », indique un patron d’une SSII tunisienne très en vue. L’enlisement de la situation chez Tunisie Télécom profiterait en premier lieu à Tunisiana. « La chose est plutôt inattendue, d’autant que nous sommes toujours le seul acteur du marché à ne pas posséder de licence 3G », se réjouit d’ailleurs le président du conseil d’administration, Tawfik Jelassi.

Pour EIT, qui n’a jamais caché vouloir prendre, à terme, le contrôle de l’opérateur, la pilule est amère. Il y a quelques jours, le consortium émirati se disait même publiquement inquiet pour son investissement. « L’envie de monter au capital est toujours là, mais cela dépendra de la volonté du gouvernement », assure une source émiratie. Face à EIT, le syndicat ne cache pas non plus ses ambitions. La nationalisation ? « La question ne pourra pas être discutée avec un gouvernement de transition », répond sans équivoque Mongi Ben Mbarek. 

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