Besoin de chef

Que vaut-il mieux regretter : le manque ou la présence ? La chute du zaïm, le chef éternel, ou son incrustation au pouvoir ? En déclarant, le 14 mars, qu’il souhaitait le retour de Ben Ali sur sa terre natale au nom de la « réconciliation et du pardon », le porte-parole du gouvernement tunisien, Khaled Chouket, n’a pas seulement choqué une partie de l’opinion nationale, il a ouvert une boîte de Pandore : celle de la nostalgie.

Khaled Chouket, ex-porte-parole du gouvernement tunisien © Capture d’écran Youtube/Radio IFM

Khaled Chouket, ex-porte-parole du gouvernement tunisien © Capture d’écran Youtube/Radio IFM

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 21 mars 2016 Lecture : 3 minutes.

Pour qui tend l’oreille dans les rues de Tunis, de Sfax ou de Sousse, il n’est pas rare en effet d’entendre des habitants soupirer qu’« avant » la vie était moins chère, la sécurité mieux assurée, le chômage résiduel, la propreté mieux tenue, les femmes moins voilées, le pays dirigé et les jihadistes à leur place – c’est-à-dire en prison.

À vrai dire, et contrairement à la mémoire toujours vivace du grand homme que fut Bourguiba, cette nostalgie n’est pas tant celle d’un autocrate dont personne ne souhaite le retour au pouvoir que celle d’une époque, les années 1990, quand le futur despote ne faisait encore que percer sous les habits du nouveau maître de Carthage. Cinq ans après la révolution, le temps peu à peu estompe l’hystérie, et l’on idéalise volontiers des moments qui parfois n’ont jamais existé. Zine el-Abidine Ben Ali aura 80 ans début septembre en son exil saoudien, et les Tunisiens qui pensent, sans le dire, que son retour dans sa bourgade natale de Hammam Sousse, pour y rendre son ultime soupir ne serait pas un scandale, sont sans doute plus nombreux qu’on ne l’imagine.

Phénomène classique sur le continent, bien au-delà de la Tunisie

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Plus le présent est difficile, plus le passé est magnifié, plus le besoin de chef est pressant. Phénomène classique sur le continent, bien au-delà de la Tunisie. On oublie, ou l’on relativise, les défauts parfois abyssaux du leader renversé ou disparu pour ne retenir de lui que la période où il incarnait la grandeur de la nation, quitte à le transformer en ce qu’il ne fut pas, mais dont rêvent tous les peuples : un guide intègre, inspiré, visionnaire.

Il existe ainsi, à Kinshasa, une vraie mélancolie du Mobutu époque « Rumble in The Jungle » – le légendaire combat entre Muhammad Ali et George Foreman -, quand l’abacost se portait fièrement au pied des tours qui dominent le fleuve. À Bangui, des Centrafricains vous diront que le peu qui a été construit dans ce pays l’a été par Bokassa – et ils n’auront pas tout à fait tort. À Alger, le spleen des années 1970, lorsque Boumédiène nationalisait les hydrocarbures et s’érigeait en porte-voix des non-alignés, est toujours palpable. Et il se trouve bien plus d’un Libyen pour, déjà, regretter Kadhafi, dont la folie était, tout compte fait, moins létale que le chaos qui lui a succédé.

Des chefs d’État ont pris leur parti, en même temps qu’ils y trouvaient leur avantage, de la mémoire sélective de leurs compatriotes

Des chefs d’État ont pris leur parti, en même temps qu’ils y trouvaient leur avantage, de la mémoire sélective de leurs compatriotes. L’Égyptien Abdel Fattah al-Sissi se pose volontiers en successeur de Nasser, l’Ivoirien Alassane Ouattara en héritier d’Houphouët, et le Guinéen Alpha Condé rend régulièrement hommage au Sékou Touré du « non » à de Gaulle et du « oui » à l’indépendance. Chacun son totem en quelque sorte. Certes, toutes les filiations ne sont pas bonnes à prendre. Il ne viendrait à l’idée de personne de se réclamer des acquis de Hissène Habré, de Macias Nguema ou d’Idi Amin Dada, et les Marocains qui rêvent d’un retour à l’époque où Hassan II et son vizir Driss Basri régnaient sur la loi et l’ordre du royaume se comptent sans doute sur les doigts des deux mains.

Quant à ceux qui versent encore des larmes sur l’Afrique du Sud de Botha ou le Rwanda de Habyarimana, ils le font pour d’exécrables raisons, alors que des présidents boutés hors du pouvoir tels que Gbagbo ou Compaoré ne sont pleurés que par leurs propres partisans. Singularité africaine que cette nostalgie du souverain phénix renaissant de ses cendres, débarrassé de ses oripeaux de dictateur ? Pas vraiment. De par le monde vivent et soupirent des inconsolables de Mao et de Fidel, de Saddam et de Perón, de Franco et de Mussolini. Les néotsars Poutine et Erdogan ont, eux, parfaitement compris l’intérêt qu’il y avait à ranimer les souvenirs de la défunte URSS et de l’empire ottoman. Enfin, qu’est-ce que le « califat » islamique, sinon l’expression mortifère du retour à un âge d’or totalement mythifié ?

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Mais c’est en Afrique sans doute que le prisme déformant des souvenirs fantasmés a le plus bel avenir, tant ils prospèrent sur le terreau de l’échec des modèles démocratiques importés et de l’incapacité à les réinventer. Quand on pense ne plus avoir d’avenir, le passé est un paradis de substitution.

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