L’Afrique, grande surface arc-en-ciel

À l’étroit dans leurs frontières et dopés par l’essor des classes moyennes, les géants sud-africains poussent leurs pions sur le continent. Une offensive qui comporte son lot de bonnes surprises et d’échecs.

Publié le 7 avril 2011 Lecture : 9 minutes.

« La distribution africaine se résume à la distribution sud-africaine », confirme, un brin hautain, Whitey Basson, président de Shoprite, la plus panafricaine de toutes les enseignes de la nation Arc-en-Ciel. Parti avec huit épiceries dans les années 1970, il possède aujourd’hui plus de 900 magasins, dont 150 répartis dans seize pays du continent hors Afrique du Sud. Pour le consommateur africain, Shoprite, c’est le supermarché démocratisé, plus abordable que les épiciers libanais ou indiens et, surtout, proposant une gamme plus vaste de produits variés.

Incontournables supermarchés maghrébins

En une décennie, la grande distribution s’est imposée comme un nouveau mode de consommation au Maghreb. En 2010, elle représentait environ 12 % du commerce de détail au Maroc (1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires) et plus de 35 % en Tunisie (610 millions d’euros). Seule l’Algérie est à la traîne, le pays ne comptant qu’un hypermarché (groupe Cevital) pour 35 millions d’habitants.

Aux côtés d’enseignes locales comme Magasin général en Tunisie, Marjane, Acima ou Label’Vie au Maroc, les leaders mondiaux du secteur, Carrefour et Casino en tête, sont eux aussi attirés par les marchés nord-africains, même s’ils ont connu des échecs. Ainsi, Auchan a mis un terme en 2007 à son accord avec l’Omnium nord-africain (intégré depuis à la Société nationale d’investissement) au Maroc, tandis qu’en 2009 Carrefour se retirait d’Algérie. À l’inverse, la même année, le hard-discounter turc BIM s’est implanté dans le royaume chérifien : son réseau de 45 magasins devrait quasiment doubler d’ici à la fin de 2011.
En Tunisie, l’année devrait surtout servir de transition après la révolution (destruction de points de vente, incertitude politique). Seule nouveauté : les premiers pas de l’enseigne Mercure Market, positionnée sur le segment des supermarchés.

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Vitrine. Bien accueillie par les consommateurs, la montée en puissance de la grande distribution l’est aussi par les industriels. Si ceux-ci ne peuvent pas ignorer le commerce traditionnel, car c’est encore leur débouché principal, « les hypers et supermarchés offrent une vraie vitrine pour leurs produits », juge Abdel Wahab Chaoui, du cabinet marocain C&O Marketing. Mais répondre au cahier des charges des grands magasins ne s’improvise pas. Par leurs exigences, les différentes enseignes ont entraîné une amélioration de la qualité des produits et de leur présentation. « Les emballages doivent être non seulement informatifs mais surtout attrayants pour favoriser l’acte d’achat », explique Abdel Wahab Chaoui, citant entre autres le travail réalisé par la société Wassa, spécialisée dans les olives et les condiments.

Certains producteurs peuvent aussi devenir fabricants de marques de distributeur (MDD). Ainsi, « la majorité des marchandises alimentaires MDD proposées par Carrefour en Tunisie sont produites localement », explique Kais Ben Amar, du cabinet El-Amouri, à Tunis. Même politique au Maroc, où Marjane propose depuis plusieurs années pas moins de 200 références sous l’appellation « produit économique ».

Mais au-delà de l’apparente sérénité de leurs rapports avec les distributeurs, les PME maghrébines s’inquiètent cependant déjà du pouvoir des grandes enseignes, et notamment de leur force de négociation, qui leur permet in fine de proposer des tarifs en moyenne inférieurs de plus de 10 % à ceux des épiceries de quartier. Sans parler des délais de paiement imposés (en général 120 jours) aux partenaires, ni des marges arrières, sommes versées sans réelle contrepartie quand elles sont censées être utilisées pour valoriser la marchandise du fournisseur. Julien Clémençot

Le modèle sud-africain a fait ses preuves. Avec Canal Walk, Le Cap possède le plus grand centre commercial de l’hémisphère Sud. Si le concept du mall couvert est né par souci climatique aux nord des États-Unis dans les années 1960, il s’est épanoui en Afrique du Sud dans les années 1990 face aux craintes sécuritaires de la classe moyenne. Cinémas, salles de sport, restaurants, banques, supermarchés et boutiques se côtoient dans des centaines de malls animés par les multiples enseignes de distribution : Woolworths (habillement, alimentaire), Mr Price (habillement, déco), Pick’n Pay (alimentaire), Exclusive Books (librairie), Musica (CD et DVD)… Le secteur est en plein essor avec l’installation de supérettes Pick’n Pay Express dans les stations services BP et un embryon de commerce en ligne.

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Signe de ce dynamisme, plusieurs acteurs – Shoprite, mais aussi Woolworths, Pick’n Pay, Pep Store et Massmart – poursuivent depuis une dizaine d’années leur développement sur le reste du continent. Une arrivée qui a souvent causé une surchauffe de l’immobilier dans les capitales des pays, mais qui fait le bonheur des classes moyennes. Et à la plus grande satisfaction des distributeurs sud-africains, ils n’ont quasiment jamais trouvé de concurrence sérieuse sur ce marché qui progresse de 4 % à 5 % par an. Ce qui n’empêche pas que leur développement demeure principalement localisé dans les pays d’Afrique anglophone et lusophone, et que leur essor soit malgré tout émaillé d’échecs.

Mésaventures. « L’Afrique, ce n’est pas pour les faibles ! gronde Whitey Basson, le patron de Shoprite. Oui, la demande est là, mais personne, que ce soient les gouvernements ou les fournisseurs locaux, ne nous facilite la tâche. En Europe, un camion traverse le continent sans s’arrêter. En Afrique, il peut être bloqué pendant quatre ou cinq jours ! » « C’est incroyablement dur de travailler en Afrique, autant pour des raisons logistiques qu’administratives », confirme Chris Gilmour, analyste de la banque Absa Investments spécialisé dans la distribution.

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Si l’on évoque avec admiration l’imposant magasin-dépôt Game à Maputo, avec son embouteillage permanent de voitures à l’entrée, il est moins fréquent d’entendre parler des mésaventures. Pour couper court à une demande de dessous-de-table lors d’une transaction immobilière au Kenya, le holding Pepkor a ainsi fermé 20 magasins d’habillement du jour au lendemain il y a dix ans. Si bien qu’aujourd’hui le Kenya ne compte qu’un seul Pep Store, à Eldoret.

Côté africain, l’accueil peut être froid. « Le secteur est parfois accusé d’exporter l’apartheid dans des pays non habitués aux manières des Sud-Africains, qui peuvent être perçues comme agressives. On observe aussi une réaction protectionniste, inspirée par la crainte d’une nouvelle forme de colonisation par la distribution », note Edward Dakora, chercheur en business à la Cape Peninsula University of Technology et auteur d’un rapport sur « l’africanisation de la distribution sud-africaine »

Le grand saut. Selon Chris Gilmour, le relatif bon fonctionnement de l’Union douanière de l’Afrique australe a d’abord facilité l’implantation des sociétés sud-africaines chez leurs proches voisins (Namibie, Swaziland et Lesotho) à la fin de l’apartheid. « Le grand saut, là où l’on peut vraiment parler d’aventures à l’étranger, a été franchi plus tard, à partir de 2000, avec les implantations au Rwanda, au Kenya, en Ouganda et au Nigeria », insiste-t-il. Le groupe de milieu de gamme Woolworths – fondé il y a quatre-vingts ans et apprécié aujourd’hui surtout pour ses beaux rayons d’épicerie – est implanté dans neuf autres pays du continent. « Certes, l’Afrique est intéressante, explique son président Ian Moir. Mais les défis sont énormes et, en conséquence, l’expansion africaine ne peut pas être notre priorité. Au bout de plusieurs années d’expérience, nous commençons juste à élaborer un modèle de business qui ressemble à une stratégie. »

Pour Ian Moir, les premiers pas de Woolworths à travers le système de franchise ont été une erreur. « Il faudra de plus en plus procéder à des partenariats sous forme de joint-ventures. Actuellement, nous payons des taxes sur des produits déjà taxés. Il va falloir s’approvisionner localement ou depuis d’autres marchés, au lieu de ne dépendre que de l’Afrique du Sud. Néanmoins, nous continuons notre expansion et nous avons deux ou trois autres marchés en ligne de mire, qui pourraient être le Nigeria, Maurice et l’Angola. Le but est d’être déjà présent dans ces marchés au moment où ils exploseront. »

Du côté de Pepkor, un holding qui comprend 1 600 magasins d’habillement, dont 1 205 dans dix autres pays du continent (en plus de l’Australie et de la Pologne), le directeur commercial Louis Brand se réjouit que la greffe du modèle sud-africain ait pris. « Notre approche est identique dans toute l’Afrique australe, jusqu’à l’Angola. À la différence de Shoprite, de Woolworths ou de Pick’n Pay, nos magasins sont petits et généralement accessibles en transport public. Nous n’avons pas besoin de grands parkings. En Afrique du Sud et partout ailleurs, notre clientèle a des revenus modestes. En Angola, par exemple, nous ne nous sommes pas encore attaqués à Luanda, à cause des prix élevés de l’immobilier et de la difficulté de s’approvisionner depuis le port congestionné de la capitale. Nous avons commencé par Lobito, dans le sud du pays, en acheminant par la route depuis la Namibie, et nous allons bientôt tester le port de Lobito. »

Un marché francophone presque vierge

Mercure International of Monaco (du Libano-Sénégalais Adnan Houdrouge) est le leader de la zone (City Sport et franchise Casino) et le seul groupe de stature internationale, avec des grandes surfaces au Sénégal, au Gabon, en Côte d’Ivoire, au Congo et au Cameroun. La chaîne de supérettes Pridoux (groupe CCBM, de Serigne Mboup) et les stations-services sont ses principaux concurrents à Dakar. En Côte d’Ivoire, Prosuma se partage le marché avec la CDCI (King Cash) de Yasser Ezzedine. Au Mali, les magasins Azar (du Libano-Malien Bassam Azar) sont incontournables.

Que manque-t-il à l’Afrique de l’Ouest et à l’Afrique centrale pour attirer les enseignes internationales ? Selon Antoine de Riedmatten, du cabinet Deloitte, « l’existence réelle d’une classe moyenne » est le principal indicateur : « Il faut avoir les volumes suffisants pour pouvoir organiser la logistique. » Pour lui, le recours à la franchise est un test pour les enseignes, qui peuvent ensuite racheter le réseau existant. « Il est peu probable qu’il émerge des champions locaux, l’Afrique du Sud a pris une longueur d’avance et pourrait recourir à des acquisitions. » Michael Pauron

Limites. Actif dans quatre pays d’Afrique australe (et avec des projets d’expansion au Mozambique et à Maurice), Pick’n Pay, le moins ambitieux peut-être, planche de son côté sur les partenariats et la franchise. « En Afrique du Sud, nous sommes réputés pour notre attention aux conditions de travail de nos employés et pour nos bons salaires, déclare la porte-parole Tamra Veley. Nous procédons de la même façon en Afrique. En juillet 2010, nous avons ouvert le premier des sept supermarchés prévus à Lusaka. Notre entrée en Zambie se fait à travers un accord de coopération avec l’Agence zambienne de développement. Nous nous sommes engagés à avoir recours à des fournisseurs locaux autant que possible. Et nous soutenons également un programme de formation chez un pépiniériste local, Rose Blooms, avec l’idée d’en faire notre fournisseur de fleurs. »

Reste que, pour Chris Gilmour, l’essor de la distribution sud-africaine sur le continent s’effectuera dans les limites du pouvoir d’achat des consommateurs, et ce quelle que soit la stratégie des enseignes. « Il faut rester réaliste, conclut-il. Aujourd’hui, seuls les secteurs de l’alimentation et de la confection à bas prix sont rentables dans le reste de l’Afrique. Dès que l’on monte en gamme, des sociétés sud-africaines comme Truworths ou Foschini ne sont pas du tout intéressées par une expansion africaine. »

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