La guerre des huiles bat son plein

Le ton monte entre Dakar et Abidjan. La maîtrise du secteur de l’huile alimentaire oppose les deux poids lourds, Advens accusant Sifca de tuer la production et les industries locales.

L’huile de palme produite en Indonésie et importée sur le continent est au coeur de la polémique © Yt Haryono/Reuters

L’huile de palme produite en Indonésie et importée sur le continent est au coeur de la polémique © Yt Haryono/Reuters

Publié le 5 janvier 2010 Lecture : 9 minutes.

Le premier à avoir déclenché les hostilités est le patron d’Advens (7 000 salariés sans les saisonniers), Abbas Jaber, qui se sent menacé et dénonce un abus de position dominante. Un recours a été déposé en juillet auprès de la Cour de justice de l’UEMOA. Né au Sénégal en 1958, issu d’une famille libanaise installée à Thiès depuis le début du siècle, Jaber a fait fortune dans le négoce alimentaire dans les années 1990 avant de se lancer dans l’agro-industrie. Il a d’abord racheté, en janvier 2005, la Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal (Sonacos, devenue Suneor, qui produit de l’huile d’arachide) avant d’acquérir, trois ans plus tard, la compagnie cotonnière Dagris (ex-Compagnie française de développement du textile, implantée dans plusieurs pays d’Afrique francophone), rebaptisée Geocoton.

Ces anciens fleurons – en difficulté au moment de leur acquisition – ont fait de lui l’un des principaux agro-industriels de la région, avec un chiffre d’affaires en 2008 de 536 millions de dollars pour un résultat net de - 888 000 dollars. Il opère sur une zone allant du Sénégal jusqu’au Tchad. Cela donne, certes, du poids. Mais ne le protège pas de ses concurrents dans un marché de plus en plus libéralisé. Dans la plupart des pays, les industries agroalimentaires publiques ont été privatisées ou sont en voie de l’être. Et l’UEMOA prône le libre-échange entre États membres.

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Sifca, le premier groupe ivoirien (17 000 personnes, agriculteurs compris), a compris ce changement d’époque. Fondé par Pierre Billon en 1964, Sifca a longtemps opéré dans le négoce du café-cacao, du riz et des huiles essentielles, avant de changer lui aussi de stratégie au début du millénaire. Jean-Louis Billon et son associé français Yves Lambelin se sentant incapables de lutter contre les géants du négoce des fèves, Cargill et ADM, se sont alors séparés de leur activité cacao pour développer la production d’huile de palme et celle de caoutchouc naturel. Ils se sont associés avec le fabricant de pneus Michelin sur l’hévéa, et avec Wilmar (numéro un mondial de l’huile de palme) et Olam (numéro un mondial du négoce et de l’export), l’année dernière, sur le palmier à huile. Les experts asiatiques sont actuellement en Côte d’Ivoire et aident les équipes de Sifca à améliorer la productivité dans les exploitations et les usines de raffinage. Plus de 65 milliards de F CFA (100 millions d’euros) ont été investis. Et ce travail paie puisque le groupe ne cesse de gagner des parts de marché en Afrique de l’Ouest, notamment au Sénégal où les exportations ivoiriennes se sont élevées à 38 000 tonnes depuis juin 2008. « Le déficit de l’UEMOA est de 150 000 tonnes d’huile. Il pourrait atteindre 300 000 tonnes en 2020 », explique-t-on chez Sifca.

Attaques sur plusieurs fronts

Au siège d’Advens, avenue Victor-Hugo à Paris, Jaber et sa garde rapprochée souhaitent contenir l’avancée commerciale de leur concurrent. Ils ont décidé d’attaquer sur plusieurs fronts : faire annuler le regroupement ivoiro-singapourien « pour situation de monopole et concurrence déloyale » et démontrer la nocivité de l’huile de palme pour le consommateur. « C’est l’avenir de 25 millions de personnes qui est en jeu », explique l’affable patron franco-sénégalais, qui se dépeint comme un « repenti du trading ». Aujourd’hui, le groupe tente de multiplier les synergies entre ses activités : coton et arachide, fibres et huile. Mais, pour l’heure, les comptes n’y sont pas. Advens présentera pour 2009 un résultat négatif en raison des pertes de Geocoton.

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« Le coton et l’arachide sont des cultures locomotives, vivrières et de revenus, utilisant les mêmes sols et pour lesquelles nous disposons de l’outil industriel, que ce soit pour l’égrenage ou la trituration. Outre la fibre pour le textile, la filière coton s’équilibre si elle vend ses graines pour faire de l’huile. Et pour ce qui est de l’arachide au Sénégal, elle est vitale pour l’économie du pays », explique Jaber. En 2009-2010, Suneor prévoit d’acheter 212 000 tonnes d’arachide pour 35 milliards de F CFA sur une récolte de plus de 1 million de tonnes. Quant à Geocoton, les cours à la hausse devraient relancer la filière.

De son côté, Sifca – dont la production d’huile de palme est passée de 323 000 tonnes en 2007 à 430 000 en 2009 – a fortement augmenté ses exportations dans la zone de l’UEMOA, un espace où l’on peut théoriquement exporter en franchise de droits. La consommation intérieure ivoirienne étant de 250 000 tonnes, l’excédent est vendu dans la sous-région ; la majorité des pays sont déficitaires en huile. Sifca affiche des résultats en hausse, avec un chiffre d’affaires de 844 millions de dollars en 2008 (+ 62 % par rapport à 2007 et un résultat net de 91 millions de dollars). Et le groupe gagne surtout des parts de marché au Sénégal. Pour étouffer son concurrent ? « Tout porte à croire qu’ils vendent leur huile au Sénégal à un prix inférieur à celui de la Côte d’Ivoire. Et même si ce n’était pas le cas, comment voulez-vous que nous soyons compétitifs ? Le prix de revient de l’huile de palme malaisienne est de 250 dollars la tonne pour plus de 1 000 dollars pour l’huile de coton et plus de 1 400 dollars pour l’huile d’arachide. À tous les coups ils sont gagnants », se plaint-on rue Victor-Hugo, où l’on déplore également le « laxisme » du douanier sénégalais !

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Jusqu’en 2005, le Sénégal imposait une taxe conjoncturelle d’importation (TCI) qui protégeait son industrie, mais les autorités l’ont levée à la demande de l’UEMOA. Jaber a convaincu, cet été, le président Abdoulaye Wade de restaurer une protection. Ce dernier a pris en novembre un décret imposant des normes très strictes pour l’importation d’huile de palme raffinée. Ce texte, qui invoque des motifs de santé publique, impose un seuil maximal de 30 % d’acides gras saturés (AGS) dans les huiles. Une mesure destinée clairement à disqualifier l’huile de palme, qui en contient 50 %.

Paroles d’experts

Sociétés de lobbying particulièrement actives, experts rétribués par les industriels, stratégies marketing parfaitement « huilées »… Il est difficile d’y voir clair sur les risques de l’huile de palme en matière de santé publique. « Les maladies cardio-vasculaires sont les plus meurtrières. Elles sont particulièrement liées à un apport excessif en acides gras saturés, comme l’acide palmitique. L’huile de palme en contient 50 %, l’huile d’arachide de 15 % à 20 % et l’huile de soja 15 % », assure le docteur François Fisch, du groupe Sprim, spécialisé dans les risques sanitaires et qui travaille pour plusieurs groupes agroalimentaires. Pour ce nutritionniste rencontré dans les bureaux d’Advens, tout est clair : l’huile de palme représente une menace.
« Faux », rétorque Sifca, qui met en avant les vertus de son produit phare, « qui ne contient pas de cholestérol et qui est enrichi en vitamine A, essentielle pour la santé ». Pour sa part, le Centre international pour la recherche et le développement (Cirad) mène des programmes de recherche sur l’huile de palme rouge, « l’équivalent tropical de l’huile d’olive vierge ». « L’huile de palme fait souvent l’objet d’attaques » par des personnes qui « ne devraient pourtant pas ignorer ses propriétés nutritionnelles », estime l’institution, qui évoque « une subtilité biologique » pour affirmer que les acides gras dans cette huile n’ont pas la dangerosité de ceux trouvés dans la graisse de porc, par exemple. Dans ces conditions, il est sans doute préférable de se fier à ses sens. Mais avec modération, car une huile, quelle qu’elle soit, reste un lipide.

Suneor subventionnée

« C’est totalement injustifié, se plaint Cyril Durand, directeur de la communication de Sifca. Notre huile est la meilleure du monde pour la santé. Cette mesure n’est destinée qu’à empêcher nos importations. » Pour Sifca, la dragée est d’autant plus dure à avaler que Suneor exporte l’essentiel de son huile d’arachide vers la Chine (80 %) et importe de l’huile de soja (70 000 tonnes par an) qu’elle raffine au Sénégal pour alimenter le marché intérieur. Ce que ne dément pas Jaber : « Notre modèle économique repose sur cet équilibre. Outre les entrées en devises, le cash dégagé par le soja restaure les profits de Suneor et nous permet d’acheter plus d’arachide. » Une nécessité qui serait également imposée par le prix très politique de l’arachide. Pour ne pas s’attirer le mécontentement des campagnes, le pouvoir souhaite augmenter les revenus des paysans. La campagne 2009-2010 ne fait pas exception à la règle. Dans une période de fortes tensions sociales, le prix de l’arachide a été établi à 165 F CFA le kilo. Même subventionné (13,5 milliards de F CFA pour la dernière campagne, dont la moitié pour Suneor), ce prix ne convient pas à Suneor, qui soupçonne son concurrent d’acheminer frauduleusement et à bas prix de l’huile d’Asie pour la réexporter une fois labélisée UEMOA.

Du côté de Sifca, on reconnaît importer de l’huile asiatique durant la période de soudure (décembre et janvier), en très faible quantité. Selon les statistiques douanières, la Côte d’Ivoire n’a importé que 10 800 tonnes de graisse et d’huile en 2007 et 13 000 tonnes en 2008, loin des estimations de Suneor, qui avance, sans preuve, un chiffrage de 50 000 à 100 000 tonnes. « Une mission envoyée en Côte d’Ivoire n’a constaté aucune infraction », explique-t-on à l’UEMOA. Mais des entrées frauduleuses d’huile d’Asie passeraient par des ports de la sous-région, à Lomé notamment.

« Au Sénégal, Suneor détient un quasi-monopole en inondant son marché avec de l’huile de soja en provenance d’Amérique latine, bénéficiant au passage de fortes subventions de l’État, ajoute Durand. Ces pratiques sont contraires aux dispositions du traité de l’UEMOA, aux règles élémentaires de la concurrence et aux droits des consommateurs. » Les organisations des commerçants et de consommateurs sénégalais ont d’ailleurs demandé la levée de ces protections de l’État. Argument avancé : la concurrence fait baisser les prix. Le ministre ivoirien de l’Intégration africaine, Amadou Koné, a écrit au président de la Commission de l’UEMOA, Soumaïla Cissé, le 3 décembre, pour que l’organisation « règle de manière définitive le problème récurrent des barrières tarifaires et des obstacles techniques au commerce ». La Malaisie, plus gros producteur mondial d’huile de palme, a rappelé le Sénégal à la raison lors de l’examen de la politique commerciale du pays devant l’OMC, en novembre. Enfin, le négociant West Africa Commodities, l’un des principaux importateurs sénégalais de l’alimentaire, a déposé le 23 novembre un recours contre le décret sénégalais devant la direction de la concurrence de l’UEMOA.

L’UEMOA arbitrera en janvier

Tous les regards se tournent dorénavant vers l’organisation régionale, particulièrement sa Cour de justice. Suneor, associée à des huileries de la région – dont Nioto, Socoma, Sodefitex, dans lesquelles Geocoton est actionnaire -, demande l’annulation du regroupement entre Sifca et ses partenaires asiatiques. Le recours pourrait être examiné dans les trois mois. Sifca, par l’intermédiaire de ses avocats, a demandé l’irrecevabilité de la plainte pour forclusion (hors délais)… Au siège de l’UEMOA, à Ouagadougou, Soumaïla Cissé reconnaît que « le dossier est sensible et très politique », mais il indique vouloir « le traiter dans le cadre des organes communautaires ». Christophe Dabiré, commissaire chargé du marché régional, du commerce, de la concurrence et de la coopération, le suit. Nul doute que la décision de la Cour de justice aura de lourdes conséquences et pourrait faire jurisprudence pour les prochaines guerres commerciales.

« C’est un problème communautaire comme en a connu l’Europe tout au long de sa construction, conclut Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques à Paris. Les chefs d’État de la région doivent se mettre autour d’une table et discuter de leur politique agricole commune. Car, sur les questions agricoles, la seule approche économique ne suffit pas, il faut y associer les problématiques sanitaires, sociales et environnementales. » L’épineux sujet de la protection des industries africaines est au cœur du problème. Il est illusoire d’espérer créer des champions économiques africains si on ne leur permet pas de prospérer. En attendant, les responsables d’Advens laissent la porte ouverte à un compromis avec leur concurrent Sifca, sans attendre l’avis des juges. Une sorte de « Yalta de l’huile ». 

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