Tunisie SA : l’heure des comptes
Les Tunisiens sont décidés à faire toute la lumière sur les biens mal acquis par le clan Ben Ali et à restituer au pays les avoirs confisqués.
Le 26 janvier, la Tunisie a lancé une procédure pour « acquisition illégale de biens mobiliers et immobiliers » et « transferts illicites de devises à l’étranger » contre l’ex-président Ben Ali, son épouse Leïla et le frère de celle-ci, Belhassen Trabelsi – qui font l’objet d’un mandat d’arrêt international -, ainsi que contre huit autres membres du clan.
En parallèle, le gouvernement a créé une commission chargée de faire la lumière sur ces malversations. « Un travail qui sera exercé dans la plus totale indépendance », affirme Abdelfattah Amor, doyen honoraire de la faculté de droit de Tunis, qui présidera ce comité d’experts. Les enquêtes seront transmises au parquet, qui décidera des poursuites à engager. Avant même sa première réunion, le 27 janvier, la commission s’est déjà saisie de plusieurs dossiers. Dont celui de la famille Cheikhrouhou, contrainte de vendre son groupe de presse Dar Assabah en 2009 au gendre le plus en vue, Sakhr el-Materi.
Trente-trois arrestations
Un travail minutieux l’attend pour débrouiller les fils de ces petits empires – trente-trois personnes ont été arrêtées, alors que des milliers d’emplois se trouvent en balance et que tout le système bancaire national pourrait en pâtir. Des établissements comme la Société tunisienne de banque (STB) ou la Banque de l’habitat (BH) ont servi de marchepied à la « famille », allant jusqu’à octroyer des prêts sans garantie. « Heureusement, rassure un diplomate, même si personne n’a encore évalué les dégâts, l’économie n’est pas menacée, car hormis quelques-unes, ces entreprises n’ont pas une trop grande envergure. »
L’automobile a été l’un des secteurs les plus noyautés, grâce à un monopole de fait accordé à des membres de la « famille » pour l’importation de véhicules. Les constructeurs s’inquiètent de leur futur en Tunisie. Pour calmer les esprits des clients et des salariés affolés, la Banque centrale a décidé de placer sous le contrôle d’un administrateur temporaire la société Ennakl (Volkswagen, Audi, Porsche…), le fleuron d’El-Materi, avec 25 % du marché (15 000 véhicules vendus en 2010). Solution identique pour un autre actif d’El-Materi, la banque islamique Zitouna, confrontée à des clients paniqués.
« En moins d’une semaine, ils ont retiré 25,6 millions d’euros, soit 12 % de nos dépôts, révèle Hichem Ben Fadhel, le secrétaire général de la banque, resté en place. Grâce à l’État, l’atmosphère s’est apaisée, mais en l’absence de notre actionnaire majoritaire, notre plan de développement est au point mort. » Hichem Ben Fadhel assure que pour les mois à venir les salaires des 300 employés sont garantis. Mais l’avenir de l’institution est toutefois compromis.
« Il ne faut pas dilapider ces fortunes car elles reviennent au peuple » Bassem Loukil, PDG du groupe Loukil
Les patrons s’impliquent
« La fin du régime Ben Ali risque fort d’aboutir à des destructions de valeur dans les entreprises que ses proches possédaient », estime un patron de fonds d’investissement. Pour minimiser l’onde de choc et en l’absence de ligne gouvernementale claire, des hommes d’affaires font des propositions. « Il ne faut pas dilapider ces fortunes car elles reviennent au peuple. Les actifs devraient être nationalisés temporairement, puis revendus aux enchères par blocs d’actions à des entrepreneurs nationaux », juge Bassem Loukil, PDG du groupe Loukil. Un message qu’il a adressé au gouvernement ces derniers jours avec une dizaine d’autres entrepreneurs. La création d’un holding financier regroupant les biens mal acquis et rapportant des dividendes à l’État pourrait également être envisagée, au moins temporairzement, avance un professionnel de la finance, qui suggère en outre que l’argent collecté soit redistribué aux régions les plus défavorisées du pays. Autre possibilité, autoriser la vente des actifs les plus importants pour rembourser les crédits accordés aux proches de Ben Ali.
Une gestion au cas par cas qui concernera aussi les dizaines de participations minoritaires de la « famille ». Quelles que soient les mesures adoptées par les autorités – revente ou confiscation des avoirs -, les dirigeants des sociétés concernées se veulent rassurants. « Nous continuons à travailler normalement, la situation de notre actionnaire minoritaire Sakhr el-Materi n’a aucune incidence sur les affaires courantes », indique par exemple Yves Gauthier, directeur général de Tunisiana. Le groupe français Plastivaloire, associé à Slim Zarrouk, autre gendre, n’a pas reporté l’ouverture d’une seconde usine, prévue au premier semestre. « La Tunisie possède plus que jamais les qualités requises », réagit Jean-Pierre Baldet, directeur commercial.
Au sein de la compagnie aérienne Nouvelair, en revanche, la participation (13 % du capital) du frère de Leïla Trabelsi, le « parrain » Belhassen Trabelsi, est plus épineuse, même si une source proche du PDG assure que les tour-operateurs européens ont maintenu le gros de leurs réservations. Divers projets de celui que l’on surnommait aussi le Vice-Roi sont compromis. Avec Carthage Cement, Belhassen Trabelsi voulait créer un complexe cimentier pour un montant de 384 millions d’euros, le plus important investissement privé jamais réalisé en Tunisie. Il était parvenu à lever 69 millions d’euros à la Bourse de Tunis en 2010 pour financer son usine fantôme, alors que, selon la loi, une entreprise devait exister depuis au moins deux ans pour être cotée.
Grand déballage
« Le projet n’est plus viable sans les facilités qu’aurait pu accorder le pouvoir », estime un observateur avisé. Également en suspens, l’arrivée de Hilton à Tunis, prévue mi-2011, en partenariat avec Belhassen Trabelsi. Le groupe américain explique qu’« au vu de la situation actuelle, le projet est suspendu ». Bien d’autres annonces pourraient rester sans lendemain. C’est le cas des assurances islamiques Zitouna, qui mobilisent depuis des mois soixante personnes et devaient être lancées en mai prochain.
Dans ce grand déballage, la famille Mabrouk refuse d’être associée au naufrage des Ben Ali. Vent debout, le clan nie avoir pris à la hussarde le contrôle de la Banque internationale arabe de Tunisie (Biat), de la société Le Moteur (la concession Mercedes et Fiat) et s’affirme étranger à la privatisation suspecte de la Banque du Sud. La fratrie reste soudée autour de Marouane, gendre de l’ex-président depuis 1996. Tous sont préoccupés par l’avenir de leur empire, l’un des plus grands de Tunisie, avec plus de 12 000 emplois directs et près de 895 millions d’euros de chiffre d’affaires réalisé grâce à la Biat, l’agroalimentaire (Sotubi, Sotuchoc…), Monoprix, Géant ou encore Orange. Leur défense est simple : toutes nos affaires ont été faites dans les règles, répliquent-ils. Sauf que le groupe, créé dans les années 1950, s’est considérablement développé sous le règne de l’ex-président (banque, automobile, télécoms). Faux procès, rétorque un proche : « Ils ont su tirer parti de la libéralisation de l’économie et ils ne sont pas sous le coup d’une enquête. »
Mais le séisme de la chute de l’ancien régime s’étend également à la sphère publique. La Société tunisienne d’assurance et de réassurance (Star), la Société nationale de distribution des pétroles (SNDP) et la Banque de Tunisie ont ainsi perdu leurs directeurs, virés par les salariés.
Harcèlement administratif
Et des plaintes seront bientôt déposées contre d’anciens ministres qui auraient exercé des pressions sur des entrepreneurs à coups de blocages administratifs et de redressements fiscaux. « Nous avons constitué des dossiers et nous allons prochainement porter plainte contre Mondher Zenaidi [ancien ministre du Commerce, NDLR] et Abderrahim Zouari [ancien ministre des Transports] », annonce Bassem Loukil.
En conflit avec Belhassen Trabelsi depuis sa reprise de la concession Citroën en 2006, il affirme que son groupe a subi un harcèlement permanent et estime son préjudice à 5 millions d’euros. « Nous avons eu dix-sept contrôles fiscaux en trois ans, jure-t-il. L’administration avait un bureau permanent dans nos locaux. » Après s’être réjouis de la fin du règne d’un président surnommé désormais Ben « Ali Baba », beaucoup d’entrepreneurs tunisiens semblent décidés à mettre hors d’état de nuire la famille des quarante voleurs.
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