Rokhaya Diallo : « Laurence Rossignol devrait suivre un cours intensif d’histoire de l’esclavage »

Invitée d’une émission de radio mercredi matin, la ministre française des Droits des femmes, Laurence Rossignol, a vivement critiqué l’arrivée de grandes enseignes sur le marché de la mode islamique. Avant de sérieusement comparer certaines femmes voilées aux « nègres américains qui étaient pour l’esclavage ». Pour la journaliste et militante française Rokhaya Diallo, ces propos ne relèvent pas du simple « dérapage ». Interview.

Rokhaya Diallo, femme de combat médiatique contre le racisme. © Bruno Levy pour J.A.

Rokhaya Diallo, femme de combat médiatique contre le racisme. © Bruno Levy pour J.A.

Publié le 31 mars 2016 Lecture : 5 minutes.

La sculpture « Fers », à Paris, en hommage à Thomas Alexandre Dumas (1762-1806), premier général noir français en 1793. © JACQUES BRINON / AP / SIPA
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H&M, Uniqlo ou encore Dolce et Gabbana font partie des mastodontes du prêt-à-porter qui investissent dans le très lucratif marché de la mode islamique, estimé à plusieurs centaines de milliards de dollars à l’horizon 2019. Des foulards, des hijabs ou des encore burkinis seront bientôt en vente en France dans de grandes enseignes. Invitée à s’exprimer en direct sur le sujet, au micro de la matinale de RMC, la ministre française du Droit des femmes a fustigé lesdites marques pour leur manque de responsabilité en les accusant de faire la promotion de « l’enfermement du corps des femmes ».

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Et quand le journaliste de RMC Jean-Jacques Bourdin souligne que des femmes choisissent elles-mêmes de porter ces tenues, la ministre lâche : « Il y avait aussi des nègres afri… des nègres américains qui étaient pour l’esclavage. » Le mot est lâché et scandalise. La journaliste française Rokhaya Diallo (de la chaîne BET TV), qui est actuellement aux États-Unis, commente les déclarations et l’attitude de la ministre qu’elle juge intolérables.

Jeune Afrique : Quelle a été la réaction parmi vos amis aux États-Unis lorsque vous avez évoqué les propos de Laurence Rossignol ?

Rokhaya Diallo : Ils ont été choqués. Déjà ils ne comprennent pas les interdictions du port du voile à l’école. Et de savoir que c’est une ministre de gauche qui a pu tenir ces propos, et qu’elle n’est même pas désolée…

Ce refus de présenter des excuses ne révèle-t-il pas quelque chose de plus profond ?

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Ça révèle une forme de tolérance pour ce type de racisme des élites. C’est vraiment très profond. Et comme pour les polémiques précédentes, notamment celle avec Charlotte Rampling ou Julie Delpy, on voit bien que ce sont leurs communicants qui ont écrit leurs textes pour dire qu’elles étaient désolées, etc.

Avec cette histoire, on a le sentiment qu’en France, il est difficile de parler du racisme des Blancs, surtout quand ils sont « étiquetés » antiracistes. Comme si le racisme ne pouvait pas aussi s’exprimer de manière inconsciente.

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Tout à fait. En fait, à gauche ils sont convaincus d’avoir un ADN antiraciste. Et que par conséquent ils sont complètement insoupçonnables quand il s’agit de racisme. D’autant plus que Laurence Rossignol est l’une des fondatrices de SOS Racisme. J’imagine que c’est quelque chose dont elle se gargarise depuis 30 ans, et qu’elle est convaincue qu’elle ne peut pas être raciste ou produire des idées racistes.

Comment percevez vous par ailleurs le fait qu’elle mette sur le même plan le voile islamique et l’esclavage ?

Pour commencer je voudrais rappeler qu’elle est quand même ministre des Droits des femmes. Et pour moi, la première victoire des femmes est de pouvoir disposer de leur corps librement. Et je trouve ça scandaleux qu’une ministre du Droit des femmes considère qu’elle doive protéger une partie des femmes seulement. Elle manque de respect à ces femmes qui font le choix de porter le foulard : elle ne considère pas que leur droit à s’habiller comme elles le souhaitent soit un droit. Si une femme a envie de se dévêtir ou de se couvrir, c’est son droit le plus élémentaire. Quand elle dit « plus les droits des femmes avancent, plus les jupes raccourcissent », c’est quand même incroyable de dire cela quand on occupe une telle fonction ! Notre émancipation passerait donc par l’exhibition de notre corps ? Et oui, la référence historique à l’esclavage est scandaleuse tout autant que l’emploi du mot « nègre ». Elle n’irait pas à la télé parler de « bougnoules » et de « youpins ».

Le terme de « nègre » renvoie de fait à une histoire et aux mots employés par les acteurs de cette histoire, les esclavagistes, les colons…

C‘est cela qui m’a choqué en effet. Et d’autant plus que quelqu’un, derrière elle, s’est souvenu De l’esclavage des Nègres de Montesquieu, et qu’elle le cite avec une grande condescendance. Renvoyant à un problème de culture. Mais pour qui se prend-elle ? On n’est plus au 18e siècle. Comment ose-t-elle citer Montesquieu pour justifier un propos raciste ?

Il faut d’abord lui rappeler que la France est le seul pays au monde qui reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité

Ne revient-on pas au même problème, celui de la méconnaissance de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation ?

Il faut d’abord lui rappeler que la France est le seul pays au monde qui reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Et parler de l’esclavage de cette manière là, c’est méconnaître la loi Taubira.

Et il y a en effet un vrai problème d’inculture sur cette question là. La ministre témoigne de son inculture par rapport à l’histoire de l’esclavage, et cela fait écho à un problème plus profond. Elle n’est pas la seule Française qui n’a pas eu accès à cette histoire là. Il y a un problème de méconnaissance qui est ici absolument criant et béant. Tout comme Jean-Jacques Bourdin qui est dans l’incapacité de répondre, comme si c’était normal. Il n’a pas joué son rôle et a été extrêmement complaisant.

Beaucoup de médias parlent à nouveau d’un « dérapage »…

Et cela me pose problème. Parler de dérapage c’est faire comme si c’était un propos accidentel qui ne s’inscrivait pas dans un fil de pensée. Or là, elle a fait état de sa pensée profonde. Quand elle parle des Noirs réduits à l’état d’esclavage elle parle de « nègres ». Ce n’est pas un dérapage, elle le répète et ne s’en excuse pas.

Et au sujet des esclaves, quand je l’entends affirmer que certains se complaisaient dans l’esclavage, je lui propose de suivre un cours intensif d’histoire de l’esclavage. Est-ce que quelqu’un oserait dire que des gens étaient volontaires pour aller dans les camps de concentration ? Il n’y avaient pas de volontaires, il y a eu des millions de morts. Beaucoup de Français qui sont des descendants d’esclaves, et je trouve ça très grave qu’elle leur manque autant de respect.

L’oppression des femmes n’existe pas que dans les quartiers populaires

Lorsque Rossignol dénonce l’oppression des femmes dans les quartiers populaires par les salafistes, vous êtes d’accord ? Ce n’est pas encore un peu cliché ?

Cette oppression des femmes n’existe pas que dans les quartiers populaires. Je rappelle juste qu’au moment de l’affaire DSK, Aurélie Flippetti disait qu’elle n’osait plus se présenter en jupe devant lui. Que Cécile Dufflot s’est faite siffler à l’Assemblée nationale parce qu’elle portait une robe à fleurs. Donc l’oppression des femmes est partout, y compris dans son milieu où il y a 74% d’hommes. Je mets Laurence Rossignol, qui fait l’apologie des jupes courtes, au défi de se balader dans cette tenue dans les couloirs de l’Assemblée sans subir une remarque sexiste. Moi ça m’est arrivé plus souvent dans la salle des Quatre-Colonnes que dans les cafés d’Aubervilliers. Il faut entendre le sexisme comme un phénomène global : on doit évidemment pouvoir s’asseoir dans tous les cafés mais aussi se présenter en robe à fleurs devant les ministres sans se faire chahuter par des hommes diplômés, quinquagénaires et qui ne sont pas, en l’occurrence, des salafistes.

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