Un volcan tousse, l’économie tremble : bilan d’une catastrophe
En paralysant le ciel européen durant près d’une semaine, le volcan islandais Eyjafjöll a perturbé toute l’activité mondiale. En Afrique, la facture s’annonce déjà salée.
Un volcan à 5 000 kilomètres se réveille, et c’est l’économie de tout le continent africain qui en pâtit. Les cendres du volcan islandais Eyjafjöll, entré en éruption le 14 avril, donnent des maux de tête aux exportateurs de produits frais, aux hôtels et aux compagnies aériennes de toute l’Afrique. Sans compter les congrès, colloques, réunions politiques et autres conférences reportés ou annulés. Si le trafic aérien reprend progressivement, la fermeture quasi totale du ciel européen pendant près de six jours a creusé d’énormes trous noirs dans les finances des compagnies aériennes.
La facture de cette catastrophe, jugée plus grave que celle qui a frappé le secteur aérien après les attentats du 11 septembre 2001, aux États-Unis, est estimée à plus de 1,7 milliard de dollars (1,27 milliard d’euros) sur six jours de paralysie par l’Association internationale du transport aérien (Iata). Pour un secteur qui a enregistré des pertes de 9,4 milliards de dollars en 2009 et qui prévoyait d’en perdre 2,8 milliards (100 millions pour les compagnies africaines) en 2010, les perturbations survenues depuis le 15 avril peuvent être dévastatrices.
Les transporteurs européens ont été les plus frappés et anticipent déjà des pertes de 2,2 milliards de dollars cette année : Air France, qui réalise 15 % de son chiffre d’affaires annuel en Afrique, a perdu en moyenne 35 millions d’euros par jour. Les Africains n’ont pas été épargnés, même si l’impact réel de la catastrophe n’est pas encore totalement évalué. « Ont été les plus pénalisées les compagnies du Maghreb [Royal Air Maroc, Air Algérie et Tunisair…], dont l’essentiel du trafic est orienté vers le Vieux Continent », explique Guitteye Amadou, le directeur régional de l’Organisation de l’aviation civile internationale (Oaci) pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Quelques chiffres commencent déjà à tomber.
Recettes des aéroports
Air Algérie a estimé ses pertes quotidiennes à 300 millions de dinars, soit 3 millions d’euros. La compagnie a annulé plus de 70 vols et prévoit le remboursement et le report des voyages de quelque 21 000 passagers à destination de l’Europe. En Tunisie, l’heure est au bilan pour Tunisair, qui a dû suspendre en quatre jours 120 vols, empêchant plus de 30 000 passagers d’embarquer. Les chiffres précis des pertes devraient être connus très prochainement. Mais selon Soulafa Mokaddem, porte-parole de Tunisair, « ils seront inférieurs aux 4 millions de dinars par jour avancés dans la presse locale, car des charges liées à l’exploitation des vols [kérosène, personnel au sol…] n’ont pas été supportées ». Selon l’Iata, la facture du carburant, pour tout le secteur, a été réduite de 110 millions de dollars par jour pendant la fermeture du ciel africain.
La Royal Air Maroc (RAM) a indiqué que ses activités ont été arrêtées à 70 % entre le jeudi 15 avril et le lundi 19 avril. Toutefois, la compagnie, qui a pris à peu près les mêmes dispositions que ses consœurs, a mis à profit son hub de Casablanca pour rapatrier sur le continent des voyageurs en provenance notamment d’Amérique du Nord et dont les vols ne pouvaient transiter par l’Europe. Ce dispositif a nécessité la mobilisation d’appareils de plus grande capacité et permis à plusieurs milliers de passagers de rejoindre leurs destinations. Mais outre les compagnies maghrébines, d’autres ténors du transport aérien africain ont été impactés, comme Ethiopian Airlines et Kenya Airways. Cette dernière, qui se remet à peine d’une perte de 51 millions de dollars sur son exercice 2008-2009, a évalué à 1 million de dollars les pertes quotidiennes dues à la fermeture du ciel européen. « La South African Airlines, plus tournée vers l’Amérique, l’Asie et l’Australie, sera moins touchée », affirme Amadou Guitteye. En Afrique subsaharienne, l’impact se fait ressentir surtout sur les recettes des aéroports : 80 % du trafic aérien en Afrique se fait dans le sens Nord-Sud, et l’essentiel des redevances collectées par les aéroports africains provient des compagnies étrangères. Au Sénégal, cette taxe est de 45 euros sur chaque billet émis par les compagnies.
Situation d’urgence
Surcoût lié à la prolongation des hébergements, perte de deux week-ends et d’une semaine d’activité, ou encore frais liés aux navettes pour rejoindre quelques points de rapatriement… « Nous estimons la perte à 200 000 euros par tour-opérateur et par jour en Afrique », commence à compter Nigel Vere Nicoli, le président de l’African Travel and Tourism Association (Atta). « L’Afrique du Sud, le Kenya et le Maghreb, sont les plus touchés », conclut-il. Le secteur touristique est probablement, après l’aérien, le deuxième secteur le plus fragilisé par l’éruption d’Eyjafjöll. « Les hôtels dans une grande majorité de pays ont été affectés par l’interdiction de vol en Europe, mais l’impact sur le tourisme reste très difficile à mesurer », selon une étude de du TD Bank Financial Group publiée le 20 avril. Mais avec les dizaines de milliers de passagers bloqués sur leur lieu de vacances ou d’affaires, les acteurs du secteur n’ont pas chômé, testant leur habileté à gérer des situations d’urgence.
Les hôteliers marocains ont par exemple proposé de prendre en charge les touristes avec des réductions allant jusqu’à 70 %. Hamid Bentahar, président du Conseil régional du tourisme de Marrakech, juge que cette crise « tombe dans une période de très haute saison qui correspond à 15 % du chiffre d’affaires annuel. Il est clair que ce week-end les départs ont été plus nombreux que les arrivées ». Le groupe Fram, l’un des principaux opérateurs français avec 437 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2008, dont plus de 40 % en Afrique, se dit « dans une situation d’urgence, selon son porte-parole Serge Laurens. Nous prenons tous les frais à notre charge, et nous proposons aux clients qui n’ont pas pu partir de repousser leur voyage dans les six mois. » Ce week-end, le groupe avait rapatrié, non sans frais, la totalité de ses 9 000 clients coincés aux quatre coins du globe, dont une bonne moitié au Maghreb et au Sénégal.
Priorité a donc été donnée aux rapatriements, au détriment des exportateurs africains, qui se sentent les parents pauvres de la crise. C’est en voyant ses étals se vider que l’Europe s’est d’ailleurs rappelé qu’une partie significative de ses fruits et légumes provenait d’Afrique : 26 % des produits africains sont transportés par fret aérien (uniquement les périssables), qui a représenté, sur le seul mois d’avril 2009, quelque 3,1 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Principaux secteurs touchés : la pêche, les fleurs coupées et les fruits et légumes. S’il est quasi impossible d’avoir une vue globale de l’impact économique, Willem Van der Geest, directeur de la division Développement des marchés à l’International Trade Centre de Genève, estime qu’« en comparant avec le mois d’avril 2009, les principaux pays exportateurs de poisson frais que sont l’Ouganda, le Sénégal et l’Afrique du Sud perdent 1 million de dollars chaque semaine ». Mêmes chiffres pour le business des fleurs coupées (Kenya, Afrique du Sud et Ouganda principalement), acheminées à 78 % par fret aérien.
Stockages pleins
Sur place, dans les exploitations, les aires de stockage sont pleines. « Nos fruits pourrissent sur place », admet Nestor Sow, directeur général de Tropical Fruit au Cameroun. Pour ce dernier pays, sur les deux aéroports, de Yaoundé et Douala, les pertes sont de 30 tonnes de fruits et légumes par jour, ce qui représente plus de 60 millions de F CFA par jour (91 000 euros).
Au Sénégal, la Sacep, comme La Pirogue bleue et les autres exportateurs de poisson frais, a tout bonnement suspendu ses achats de poisson, impactant durablement tout un secteur : « On peut stocker quarante-huit heures, mais la perte sèche est déjà d’au moins 10 millions de F CFA », explique le directeur, Yannick Blanc, qui exporte chaque mois 40 à 50 tonnes de poisson frais vers l’Europe et a regardé périr 10 % de ce volume. Le marché local et sous-régional est la seule issue pour limiter les pertes. L’incertitude des compagnies aériennes sur la situation a conduit nombre de producteurs à gérer la crise au jour le jour. Même le fret maritime a été perturbé : les documents de douane, expédiés par avion, ne sont jamais arrivés, bloquant les navires au port de destination.
« On va en avoir pour plusieurs semaines encore, et les marchés vont se retrouver inondés de produits », relève Cédrick Gallot, directeur général du groupe de négoce de fruits et légumes français Sélection, qui réceptionne chaque matin ses produits frais à Rungis, près de Paris, première plate-forme maraîchère d’Europe, et qui anticipe une perturbation durable sur les prix, « sans compter qu’on ne connaît pas l’évolution du volcan ». Et c’est bien là une gageure : déterminer combien de temps le volcan perturbera le trafic aérien. Selon l’étude de TD Bank, la précédente éruption d’Eyjafjöll date de décembre 1821, et s’était poursuivie jusqu’en janvier 1823.
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