Côte d’Ivoire : année zéro

Dévasté par une décennie de crise, le pays doit se reconstruire. Et les Ivoiriens, réapprendre à vivre ensemble. Un chantier titanesque…

Publié le 18 mai 2011 Lecture : 10 minutes.

En Côte d’Ivoire, c’est beaucoup plus qu’une reconstruction qu’il faut engager, c’est la refondation d’un destin commun et partagé par le plus grand nombre. Mais aussi nécessaire soit-elle, cette réconciliation de 21 millions d’Ivoiriens déchirés par plus d’une décennie de crise demandera courage et patience.

Cela commence, bien évidemment, par une purge au sein des forces issues du régime Gbagbo – ethnicisées et, dans certains cas, transformées en milices. Cela implique aussi une sévère mise au pas des combattants pro-Ouattara. Les charniers découverts dans le quartier populaire de Yopougon, à Abidjan, et les massacres de Duékoué, dans l’ouest du pays, sont autant de plaies béantes.

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La Commission pour le dialogue, la vérité et la réconciliation présidée par l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny doit conduire ce qui relève finalement d’une catharsis nationale. Mais quelle nation ? « La Côte d’Ivoire traverse une profonde crise de la citoyenneté. L’occultation de la question nationale durant le régime d’Houphouët-Boigny a produit en retour une puissante logorrhée nationaliste », explique le chercheur Richard Banegas, du Centre d’études des mondes africains (Cemaf) de Paris. Le funeste concept d’ivoirité a prospéré sur ce terreau et durablement fragilisé l’identité ivoirienne. Les fruits ont été amers. Très amers.

À cela s’est ajoutée l’incapacité de la classe politique à régler la succession du « Vieux », décédé en 1993. Henri Konan Bédié a été mal élu en 1995, et Laurent Gbagbo en 2000 dans des conditions que lui-même qualifiera de « calamiteuses ». Vainqueur par les urnes, Alassane Ouattara est installé au pouvoir par les armes. Entre-temps, les crispations communautaires se sont exacerbées dans un pays meurtri et balafré. Que pense aujourd’hui la moitié des électeurs qui ont voté Gbagbo le 28 novembre dernier ? Quant à l’autre moitié, sera-t-elle magnanime ou animée par un esprit de revanche ?

« En Afrique, le pouvoir est encore trop centralisé, et tout le monde se bat pour y accéder. Conséquence : quand on perd, on met le feu au pays ; quand on gagne, on ne s’intéresse qu’à conserver le pouvoir », regrette l’historien sénégalais Mamadou Diouf, enseignant à la Columbia University de New York. Avant de conclure : « Pour conjurer ce rapport de force belliqueux, Ouattara doit constituer un gouvernement d’union nationale avec l’ensemble des acteurs politiques. » Un gouvernement au pied du mur. Le chantier est gigantesque.

Rétablir la sécurité

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Sans sécurité des biens et des citoyens, pas de reprise des activités. Les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI, militaires pro-Ouattara) ont réduit à néant les dernières poches de résistance dans la commune de Yopougon, à Abidjan. Mais de nombreux miliciens et mercenaires – libériens pour la plupart – ont réussi à prendre la route de l’Ouest. Le long du littoral, ils ont commis des exactions dans plusieurs localités (Dabou, Grand Lahou, Sassandra et Soubré), faisant plus d’une centaine de morts. Et ils pourraient trouver des appuis auprès des milices pro-Gbagbo encore implantées dans l’Ouest.

À Abidjan, la police et la gendarmerie peinent à se redéployer. Les commissariats et les casernes ont subi de lourds dégâts. Le maintien de l’ordre est essentiellement effectué par les FRCI, les forces de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) et les militaires français de Licorne. « Nous nous répartissons les rôles et assurons aussi des opérations de sécurisation mixtes, explique Hamadoun Touré, porte-parole de l’Onuci. C’est dissuasif pour les fauteurs de troubles. » Les anciens « comzones » (commandants de zone dans le Nord et ex-rebelles aujourd’hui intégrés dans les FRCI) se sont réparti les différents quartiers où leurs hommes sont censés assurer la sécurité des populations et des entreprises. Censés, car le racket des anciens corps habillés des Forces de défense et de sécurité (FDS) de Gbagbo a été remplacé par celui des FRCI. Et toutes les exactions n’ont pas cessé. Dénonciations, règlements de comptes, exécutions arbitraires… Les autorités devront remédier à ces problèmes au plus vite et renvoyer les anciens rebelles dans leurs casernes en attendant la constitution d’une nouvelle armée.

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Relancer l’économie

Le patronat réalise actuellement un inventaire des dégâts. Peu de chiffres sont encore disponibles, mais le coup a été rude. Tout porte à croire que le pays connaîtra cette année une croissance quasi nulle. En fait, depuis décembre, l’économie est à l’arrêt. La Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI) déplore une perte approximative de 30 milliards de F CFA (plus de 45,7 millions d’euros) dans le seul secteur de la téléphonie. Bon nombre d’opérateurs économiques ont été pillés, particulièrement dans les quartiers de Yopougon, d’Abobo et du Plateau. « Pas une entreprise n’a été épargnée », déclarait la semaine dernière dans nos colonnes le président la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire, Jean-Louis Billon, qui demande à l’État des dédommagements et des abattements fiscaux, sur la TVA et l’impôt foncier notamment, pour favoriser la reprise.

Tout n’est pas perdu. Les banques et les ports sont à nouveau fonctionnels. La campagne agricole est excellente, et les cours des matières premières, assez élevés – une chance ! Mais le port d’Abidjan est engorgé. « En raison de l’embargo, les entrepôts sont pleins à craquer, indique un opérateur économique. Plus de 1 million de tonnes de produits agricoles attendent d’être exportées. »

En attendant, il faut d’ores et déjà préparer la prochaine campagne agricole. Il y a urgence non seulement pour le cacao, mais aussi pour le coton. Les producteurs ont besoin des engrais en juin, date des premières pluies. La récolte actuelle devra atteindre 170 000 tonnes, et les prévisions sont de 200 000 t pour l’année prochaine. La production d’anacarde (février-juillet) devrait, quant à elle, s’élever à 400 000 t. Ces bonnes récoltes pourraient permettre au pays de ne pas tomber en récession, voire d’atteindre 1 % de croissance. Une mission conjointe du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale est attendue à Abidjan pour la fin de mai. « Nous pourrons dresser un état des lieux des finances publiques et étudierons les modalités de la reprise des programmes de coopération financière, explique Madani Tall, directeur des opérations de la Banque mondiale dans la sous-région. Nous discuterons aussi des grands projets de réforme dans les filières stratégiques comme le cacao et les hydrocarbures. L’objectif est d’arriver à plus de transparence et d’orthodoxie financière. »

Réformer la filière cacao

Première ressource de l’État (40 % des recettes d’exportations et 20 % du produit intérieur brut), la filière café-cacao est vitale pour la Côte d’Ivoire. Heureusement, les exportations ont repris, le 8 mai, avec le chargement du premier navire depuis le début de la crise postélectorale. Environ 500 000 t attendent d’être évacuées. « Seul 1 % des fèves a été dégradé, et les autorités se sont engagées à nous dédommager, explique un trader. La campagne est excellente. On pourrait atteindre entre 1,4 et 1,6 million de tonnes. »

Prochain chantier : la réforme de la filière. « Nous créerons une structure publique qui sera la seule à organiser la gestion de la filière, expliquait Alassane Ouattara dans son programme électoral. Nous réinstaurerons un prix minimum d’achat [aux paysans, NDLR] garanti que tous les acheteurs seront tenus de respecter. Nous limiterons l’ensemble des prélèvements fiscaux revenant à l’État à 25 % du prix international. » Est également prévue la mise en place d’un prélèvement mutualisé permettant de financer la modernisation des outils de production et des infrastructures rurales (routes, pistes, centres de santé, écoles, eau potable…). Les cacaoyers préparent actuellement une grande rencontre avec le nouveau chef de l’État prévue après son investiture. Il restera enfin à régler la question des barons du cacao, dont le procès – qui doit faire la lumière sur toutes les dérives financières des dernières années – a été ajourné.

Réviser le foncier

Le nouveau président va-t-il faire mieux que ses prédécesseurs ? « C’est un dossier sensible qui a exacerbé les tensions politiques au cours des dernières années, mais personne n’a pris le problème à bras-le-corps », regrette un consultant indépendant. Depuis une vingtaine d’années, les conflits fonciers entre populations autochtones, allochtones et allogènes ont fréquemment dégénéré en affrontements meurtriers dans le centre et l’ouest du pays. En cause, outre l’instrumentalisation politique : l’insuffisance de cadastres, la pression sur les surfaces cultivables et la croissance démographique.

Pourtant, en 1998, la loi sur le foncier rural était censée régler le problème. Elle reconnaît aux autochtones leur droit sur la terre, tout en accordant aux populations venues d’ailleurs le droit de l’exploiter. Un programme national d’enregistrement a été mis sur pied. Des fonctionnaires ont été déployés sur le terrain…

Mais le processus a été suspendu faute de moyens. Aujourd’hui, moins de 1 % des surfaces exploitables a été cadastré, et la plupart des propriétaires terriens ne sont pas en possession de leurs titres fonciers.

Cette ambiguïté dans la gestion de la terre entraîne une « double imposition » pour les exploitants, relève le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire, Jean-Louis Billon. « Les exploitants agricoles doivent parfois payer des taxes à l’État et des taxes coutumières. Il n’y aura pas de développement du secteur agricole sans régler cette question une bonne fois pour toutes. »

Remettre en marche l’administration

Les administrations publiques ont été durement touchées par les combats, notamment dans le quartier du Plateau, à Abidjan. Il faut rééquiper plusieurs ministères. Mais le gouvernement doit surtout redonner aux fonctionnaires le goût du travail. « Nous voulons mettre en œuvre une grande réforme administrative, explique Gnamien Konan, ministre de la Fonction publique et de l’Emploi. Nous voulons une administration qui repose sur l’excellence, la probité et le mérite. » Le ministre a mandaté un comité d’experts. Sont notamment prévus l’accélération de l’informatisation, la révision des concours d’entrée et un meilleur suivi des carrières.

« On va également proposer la journée de travail continue (7 h 30-16 h 30) », précise Konan. Les autorités souhaitent ainsi faire baisser l’absentéisme, promouvoir la ponctualité et obtenir une meilleure efficacité au travail. À terme, elles se pencheront également sur la réduction des effectifs qui ont doublé sous l’ère Gbagbo pour atteindre 162 000 personnes. « 43 % de nos recettes fiscales servent à payer les fonctionnaires, indique Konan. Cela coûte à l’État près de 800 milliards de F CFA par an. » Enfin, le ministre souhaite rendre l’administration indépendante du pouvoir politique en recrutant les principaux cadres des ministères au sein d’un grand corps d’inspecteurs d’État. Toutes ces réformes seront discutées avec les partenaires sociaux.

Restaurer la police et la justice

C’est évidemment l’une des priorités. Les forces de police sont sous-équipées tandis que les tribunaux fonctionnent avec très peu de moyens. Avec de l’argent frais, ces difficultés peuvent être résorbées. Il sera, en revanche, plus ardu de rétablir la confiance entre les populations et l’appareil judiciaire, devenu une machine prédatrice.

« Si vous ne voulez pas mouiller la barbe, inutile d’espérer que vos papiers soient prêts en temps et en heure », témoigne un Abidjanais. « Mouiller la barbe » : une expression courante pour désigner un bakchich. Comptez une à deux semaines pour un certificat de nationalité ou un extrait de casier judiciaire. Beaucoup plus si vous ignorez les coups d’œil appuyés du clerc de service.

Pour ce qui est des procédures judiciaires, il faut s’armer de patience. Les délais sont longs et c’est compter sans les soupçons de corruption qui pèsent sur les magistrats, aussi bien du parquet que du siège.

La police, ethnicisée, a été complètement discréditée par le racket quasi généralisé. « Le nouveau gouvernement devra améliorer le recrutement des agents de police et surtout mieux les former », commente un opérateur économique. Le 6 mai, l’Union européenne a débloqué une première tranche des fonds promis à la Côte d’Ivoire : 18 millions d’euros sont dévolus à la justice et à la police.

Rénover le paysage médiatique

Alassane Ouattara a nommé Pascal Brou Aka, animateur du débat historique qui l’a opposé à Laurent Gbagbo, à la tête de la Radio Télévision ivoirienne (RTI) et Venance Konan, journaliste écrivain, à celle de Fraternité matin, le quotidien gouvernemental. Hamed Bakayoko, le ministre de l’Intérieur qui assure l’intérim de celui de la Communication, a appelé les journalistes à plus de responsabilité. « Les médias de la haine, c’est fini ! » a-t-il expliqué. Va-t-on vers une presse moins partisane ? « Il faut que les patrons de presse aient une approche moins politique et même moins messianique et qu’ils réfléchissent davantage à l’économie de leur publication », explique Ibrahim Sy Savané, ancien ministre de la Communication qui vient d’être nommé à la tête de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca). Beaucoup plus réservée, l’organisation française Reporters sans frontières craint un développement de la « pensée unique » du fait de « l’absence de presse d’opposition ».

Conseil supérieur de la publicité, fonds de soutien à la presse, organisations professionnelles… Les structures existent pour favoriser un développement plus harmonieux du paysage médiatique. Dans le domaine audiovisuel, de nouvelles radios et télévisions privées devraient faire leur apparition. Mais seul le décollage de l’économie – et du marché publicitaire – permettra l’émergence de groupes de presse indépendants. 

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