Le blues des patrons

Marasme économique, mises à l’index, insécurité, le tout sur fond de tensions sociales… Les chefs d’entreprise sont confrontés à une période de transition pleine d’incertitudes.

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Publié le 9 juin 2011 Lecture : 4 minutes.

Les chefs d’entreprise égyptiens affichent leur inquiétude. Depuis la chute de Hosni Moubarak, le 11 février, ils naviguent à vue. « Il n’y a pas de Parlement, l’administration ne prend pas de décision, l’insécurité règne dans les rues. On est dans le brouillard le plus complet », égrène Nader Lahzi Kallini, directeur général de Bonyan for Development & Trade, une société qui commercialise des galeries marchandes au Caire.

« Les entrepreneurs étaient en pointe des mouvements révolutionnaires laïcs de janvier et février, mais aujourd’hui ils sont en retrait et anxieux », observe Sondos El-Faramawy, du cabinet de conseil Boston Consulting Group. Selon le Fonds monétaire international (FMI), le produit intérieur brut (PIB) du pays a chuté de 7 % lors des trois premiers mois de l’année. La croissance prévue pour 2010-2011 est de 1 %, contre 5,1 % l’année précédente. Quant à l’inflation, elle avait atteint fin mars 11,5 % sur un an.

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Usines au ralenti

« Nos contrats d’infrastructures, aussi bien avec le métro du Caire que pour la production d’électricité, continuent comme avant, mais aucune décision de nouveau projet n’a été prise depuis six mois », indique de son côté Jean-Loup Hedon, d’Alstom Egypt, qui reconnaît toutefois que ses activités, essentielles pour le maintien de la cohésion sociale, sont moins touchées que d’autres. En revanche le tourisme, secteur clé avec 11 % des emplois du pays, a chuté de près de 80 % en février et de 50 % en mars. Quant à l’immobilier, la situation est critique : « À Designopolis, centre commercial destiné à l’équipement de la maison, nous avons dû accorder à nos magasins locataires un rabais de 50 % sur les loyers, ce qui a permis à certains de ne pas mettre la clé sous la porte », indique Nader Lahzi Kallini.

Les industriels aussi sont dans la tourmente : « La plupart des usines tournent au ralenti. Les multinationales ont gelé leurs investissements et les banques internationales sont frileuses, préférant attendre des jours meilleurs. Dans ces conditions, leurs sous-traitants égyptiens, avec leurs fonds de roulement réduits, souffrent terriblement », indique Hesham Wagdy, directeur des programmes du Centre de modernisation de l’industrie.

Chasse aux sorcières

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Le climat de suspicion à l’égard des chefs d’entreprise pèse sur leur moral. « Aujourd’hui, n’importe qui peut aller dénoncer un patron dont la tête ne lui revient pas. Le gouvernement, soumis à une forte pression populaire, préfère d’abord incarcérer la personne avant de vérifier les charges. Et comme le système judiciaire est bloqué, aucun jugement n’est rendu pour trancher sur la culpabilité des personnalités dénoncées, et leur respectabilité reste entachée », regrette Nader Lahzi Kallini, dont le secteur est sous le feu de la critique des manifestants pour son haut niveau de corruption.

Internet et les télécoms peu affectés

Malgré la crise, le secteur des nouvelles technologies a le vent en poupe. « Des entreprises comme Google ont vu le rôle fondamental d’internet dans la révolution et ont décidé de s’implanter plus fortement en Égypte, y voyant là un marché à développer », indique Sondos El-Faramawy, de Boston Consulting Group. Les centres d’appels égyptiens se portent également bien. Plutôt que d’investir sur place, des multinationales comme Microsoft, Quebecor ou Cisco continuent à signer des contrats de service avec des sociétés comme Xceed (2 000 employés, filiale de Telecom Egypt) ou TeleTech.

« La mise à l’index de quelques hommes d’affaires, tels Ahmed Ezz [patron d’Ezz Steel, proche de Moubarak, NDLR] est logique, mais il faut limiter la chasse aux sorcières, sinon l’on n’en finira pas », estime Attia Toma, expert-comptable, qui constate qu’un certain nombre de dirigeants, effrayés par ce climat, sont actuellement en Europe et en Amérique du Nord.

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Agir avec tact

« Aujourd’hui, un tiers des hommes d’affaires est en prison, un second tiers est en fuite, et le troisième est interdit de voyage », ironisait Naguib Sawiris lors d’un passage à Paris le 16 mai. Pour le milliardaire copte, qui vient de quitter la présidence d’Orascom Telecom Holding pour s’impliquer dans la vie politique, l’État devrait agir avec tact pour ne pas effrayer les investisseurs : « Le directeur général de Damac [géant dubaïote de l’immobilier] est menacé d’emprisonnement pour avoir acheté des terrains en dessous de leur valeur réelle. Si c’est prouvé, je trouve qu’on devrait résoudre ces problèmes à l’amiable, avec une transaction financière », estime-t-il. « Une épuration sans limite des milieux d’affaires serait dramatique pour l’économie. Toutes les multinationales, y compris la mienne, ont travaillé avec l’ancienne administration », ajoute Jean-Loup Hedon.

Mais si leur avenir paraît incertain à court terme, les chefs d’entreprise gardent espoir. Pour Nader Lahzi Kallini, l’instabilité actuelle ne remet pas en cause les bons fondamentaux de l’économie nationale : « Avec les 83 millions d’habitants que compte l’Égypte, et sa classe moyenne émergente, une fois la stabilité assurée, les investisseurs reviendront et la consommation reprendra. Et ceux qui auront résisté à la crise seront les premiers à profiter de la situation ! » En attendant, les patrons font le dos rond.

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Par Christophe Le Bec, envoyé spécial en Égypte.

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