Maghreb : y-a-t-il (encore) un pilote dans l’avion ?
De Nouakchott à Tripoli, les cinq transporteurs aériens de la zone vont mal. Le « printemps arabe » et la crise du tourisme n’expliquent pas tout. Des raisons plus profondes, comme la mainmise des États, contribuent à leurs difficultés. Comment redécoller ?
Y a-t-il un pilote dans l’avion ? On peut sérieusement se poser la question pour les cinq compagnies aériennes du Maghreb. « Printemps arabe », conflit libyen, attentat de Marrakech, crise du tourisme, envolée du prix des carburants, incidents techniques à répétition, vols retardés, restructurations conflictuelles, grèves, revendications salariales, fronde des usagers… De la Mauritanie à la Libye, elles n’ont jamais été autant ballottées.
Et elles n’ont, visiblement, ni les moyens financiers suffisants pour résister, ni de cap stratégique tangible à maintenir pour affronter ces turbulences. Depuis mars, Mauritania Airlines (publique) tente, avec trois Boeing 737, de faire oublier Mauritania Airways (capitaux privés), décédée après dix-huit mois d’existence. En Libye, Afriqiyah Airways (voir encadré ci-dessous) rêvait d’être la nouvelle Air Afrique (disparue en 2002) en prenant une envergure panafricaine. Mais la révolution la cloue au sol. Air Algérie est englué dans un conflit social dur, tandis que Royal Air Maroc (RAM) et Tunisair souffrent, principalement, de la chute de l’activité touristique.
En Algérie, le Premier ministre a dû monter au créneau pour stropper la grève du personnel.
La RAM toujours pas à l’équilibre
L’été est chaud dans le ciel du Maghreb. Et il semble s’éterniser. La période de ramadan, qui a débuté le 1er août, ne permettra pas aux compagnies de se renflouer dans l’immédiat. Tunisair connaîtra une baisse en piqué de ses revenus en 2011 : de 25 %, soit une perte de 126 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 250 millions. La RAM n’est pas mieux lotie. Pour la troisième année de suite, celle qui se présente comme la deuxième compagnie africaine enregistrera des pertes en 2011, expliquait le PDG Driss Benhima, en mars, aux parlementaires de la commission des Finances.
La compagnie marocaine s’attend, au mieux, à une stagnation du trafic en 2011 (6,3 millions de passagers en 2010), alors que le prix du carburant s’est envolé. La RAM doit accuser une perte de 132 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires autour de 970 millions. Très loin du scénario initial : son budget 2011 avait été construit sur la base d’un retour à l’équilibre, grâce à une croissance du trafic de 13 % et une hausse du chiffre d’affaires de 8 %. Autre raté : le budget était calculé sur un baril à 85 dollars. Or au premier trimestre, il caracolait à 115 dollars. Ce qui a déjà coûté 79 millions d’euros de plus au transporteur.
« Soit la compagnie se réajuste et l’État l’aide pour cela, et dans dix ans le Maroc pourrait avoir la première compagnie africaine ; soit elle est laissée dans la situation actuelle et, dans ce cas, l’issue fatale et inéluctable est bien plus proche qu’on ne le pense », lâchait, alarmiste, le PDG, le 15 juillet, dans une interview au quotidien marocain Le Soir Échos.
Les pâtrons font le grand saut…
En première ligne, les patrons font le grand saut, sans parachute. Le 26 mai, Nabil Chettaoui a ouvert la liste des patrons remerciés. Nommé sous Ben Ali, réputé habile négociateur, le PDG de Tunisair a tiré sa révérence après quatre années. Il a été aussitôt remplacé par Hamadi Themri, ex-directeur central des projets stratégiques et du suivi des filiales. Ses premières décisions : les reports de la livraison, prévue cette année, du premier A330 (un long-courrier) et de l’ouverture d’une ligne vers Montréal, repoussée de deux ans.
Le 19 juin, c’était au tour d’Abdelwahid Bouabdallah, nommé en 2008, de descendre de la cabine de pilotage d’Air Algérie. Fin connaisseur des arcanes du pouvoir, ancien député du FLN, il a succombé à un énième bras de fer avec les syndicats. Son successeur, Mohamed Salah Boultif, un homme du sérail lui aussi, dirigeait Tassili Airlines, filiale du groupe pétrolier Sonatrach. À peine installé, il a senti le vent du boulet. Et c’est le Premier ministre en personne, Ahmed Ouyahia, qui est monté au créneau pour stopper (momentanément ?) la grève du personnel navigant commercial. Basée sur la revendication de fortes hausses de salaires, elle a paralysé Air Algérie du 9 au 14 juillet. Mais en plein programme d’achat de onze appareils, pour plus de 950 millions d’euros, la compagnie (560 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2010) ne pourra éteindre le feu social sans l’appui financier de l’État.
Au Maroc, tous les regards se tournent vers Driss Benhima. Homme politique et commis de l’État, il dirige la RAM depuis 2006. Mais à 57 ans, il pourrait faire les frais des mauvais résultats de la compagnie et payer à retardement le divorce d’avec Air Sénégal International en 2009, qui a freiné l’africanisation du transporteur. « La RAM et Tunisair fonctionnaient bien sur leur marché national, mais elles ont connu un développement rapide et mal maîtrisé loin de leurs bases », relève le responsable Afrique d’un concurrent européen. Alors, Driss Benhima sera-t-il encore en poste après le discours du Trône que prononcera Mohammed VI fin juillet ? Les rumeurs volent de tous côtés.
Trop de dépendance avec l’État
Mais changer des têtes ne suffit pas. Loin s’en faut. De manière plus profonde, les compagnies sont trop petites, se dispersent dans des activités annexes, sont sous la coupe des États – même Tunisair, dont 20 % du capital est coté – et ne figurent dans aucune alliance (SkyTeam, Star Alliance), n’ayant pas atteint les standards internationaux requis. Aujourd’hui, dans un ciel ouvert à tous vents, une compagnie n’est viable qu’au-delà d’une centaine d’appareils – hors low-cost. Or elles en sont toutes loin et, autour d’elles, les mastodontes (Air France-KLM, Lufthansa, Turkish Airlines, Emirates, Qatar Airways…) les observent, prêts à fondre sur leurs proies.
Au Maghreb, le véritable centre de décision se trouve au ministère des Transports, chez le Premier ministre ou directement à la tête de l’État. « Quand les managers n’ont pas le choix de leur stratégie, ils ne peuvent réagir rapidement. Et le temps qu’ils arrivent à convaincre les autorités de tutelle, la décision est déjà obsolète. Tout à la différence des compagnies privées, qui s’adaptent du jour au lendemain », relève Cheick Tidiane Camara, PDG d’Ectar, un cabinet de conseil spécialisé dans le ciel africain. Un avis partagé par le même responsable Afrique d’une compagnie européenne : « Air Algérie pourrait être la plus grande compagnie du Maghreb. Avec les émigrés en France, elle dispose d’une base extraordinaire. Mais depuis dix ans, elle ne décolle pas à cause de ses relations étroites avec l’État. »
Privatisation
La solution ? Privatiser. Ou au moins ouvrir le capital. « De toute façon, la situation ne peut pas continuer comme cela. Depuis 2002, les États africains ont libéralisé leur espace aérien. Mais les compagnies nationales du Maghreb n’ont pas été préparées à cette ouverture », explique Cheick Tidiane Camara. Dans des pays où elles sont considérées comme un élément de souveraineté, la partie n’est pas gagnée.
À Casablanca, pourtant, la privatisation de la RAM est écrite. Au moins sur le papier. Des discussions (démenties) seraient en cours avec Air France pour le rachat d’environ 40 % du capital. À condition que la Caisse de dépôt et de gestion recapitalise l’entreprise. En quinze ans, la RAM a investi 1,8 milliard d’euros dans l’achat d’avions. Pour faire face à cet effort, l’État, son actionnaire, lui en a octroyé 35 millions… soit 2 % des montants investis ! Elle a besoin d’oxygène pour survivre.Mais pour trouver preneur ou des partenaires, les compagnies devront se plier au credo de la profession. « Leur job est de transporter des passagers. Tout le reste doit être filialisé : vente de billets, maintenance, formation… Car cela crée des coûts fixes importants qui ne rapportent rien », explique le patron d’Ectar. La tâche s’annonce ardue.
Air Algérie bute sur le sujet depuis des années. Tunisair envisage à l’inverse de réintégrer des filiales pour apaiser la grogne des salariés. La RAM n’est pas au bout de ses peines non plus. Sa filiale Atlas Hospitality est le deuxième groupe hôtelier du pays (18 hôtels, 6 600 lits, 1 700 employés), derrière Accor. Or elle veut construire quinze hôtels entre 2011 et 2016, soit un investissement de plus de 100 millions d’euros et la création de 900 emplois. Pourtant, le transporteur a déjà des coûts de production supérieurs de 20 % par rapport à ses concurrents les plus agressifs…
La solution ? Privatiser. Ou au moins ouvrir le capital.
Cause perdue ?
« Les compagnies maghrébines connaissent de gros problèmes, mais elles disposent d’un gros potentiel, d’un savoir-faire et d’actifs intéressants, assure Cheick Tidiane Camara. Même si cela sera difficile, elles restent parmi les meilleures compagnies africaines en termes de standards de qualité et de service. »
Atterrissage forcé pour Afriqiyah Airways
Afriqiyah Airways survivra-t-elle à la crise libyenne ? En décembre, la compagnie fêtera – ou pas – ses 10 ans. Cet anniversaire devait la confirmer parmi les principaux transporteurs du continent, mais le « printemps arabe » et la guerre dans le pays ont rendu cette perspective incertaine. L’avenir d’Afriqiyah, dont la dizaine d’Airbus est clouée au sol depuis début 2011, est sérieusement compromis. Créée en 2001 avec un capital de 70 millions de dollars (80 millions d’euros à l’époque), entièrement détenue par l’État libyen, Afriqiyah se voulait une compagnie panafricaine. D’où son logo, « 9.9.99 », qui fait référence à la date de création de l’Union africaine. Elle a progressivement pris de l’altitude et s’est fait une place sur les liaisons Nord-Sud, via son hub de Tripoli. Sur le continent, le transporteur dessert une vingtaine de destinations (Tchad, Burkina, RDC, Cameroun…) et est devenu une alternative pour les voyageurs en quête de tarifs compétitifs. Répondant plus à une logique d’influence que de rentabilité, la compagnie, régulièrement renflouée par le Libya Africa Investment Portfolio et qui n’a jamais publié de résultats financiers, pratique des tarifs jusqu’à 35 % moins chers que ceux de ses concurrents.
« Airbusophile ». En outre, pour gagner la confiance de ses passagers, elle a fait le choix d’avions modernes achetés à Airbus. En début d’année, juste avant le début de la crise, Afriqiyah avait converti une précédente commande de six A320 en trois A320 et trois A321 (appareils de plus grande capacité). Entre 2006 et 2007, le transporteur avait déjà commandé trois A319, onze A320 et six A350. Dans l’optique du développement de cette flotte, en août 2010, Afriqiyah a bénéficié d’un prêt de 500 millions de dollars auprès de sept banques nationales, dont Sahara Bank (détenu à 19 % par la BNP). Ce montant devait lui permettre d’atteindre rapidement une flotte d’une trentaine d’appareils. Un projet désormais ensablé.
Stéphane Ballong
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