L’hypocrisie du financement des partis politiques en Tunisie
Opacité des sources de financement, sous-évaluation des dépenses, omerta : au-delà du cas de Mohsen Marzouk, dont le nom serait cité dans les fameux « Panama Papers », l’ensemble de la classe politique semble d’accord pour éluder la question de la transparence.
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Samy Ghorbal
Samy Ghorbal est ancien journaliste de Jeune Afrique, spécialiste de la Tunisie.
Publié le 7 avril 2016 Lecture : 4 minutes.
Les « révélations » sur l’implication supposée de Mohsen Marzouk dans le scandale international des « Panama Papers » a mis le monde politique tunisien en émoi. À en croire le site Inkyfada.com, qui a publié l’article dans la nuit du 4 avril, l’ancien directeur de la campagne présidentielle de Béji Caïd Essebsi se serait renseigné sur les procédures à suivre pour constituer une société offshore et aurait échangé plusieurs e-mails à ce sujet avec le fameux cabinet panaméen Mossack Fonseca, en décembre 2014. Des échanges restés sans suite, précise le site, mais qui posent question quant à la provenance de l’argent et la finalité du projet. Problème : Inkyfada n’apporte pas vraiment de preuves de la véracité des e-mails. Mohsen Marzouk, de son côté, dément vigoureusement, crie à la cabale et a saisi la justice.
L’homme, il est vrai, ne manque pas d’ennemis. Détesté par les islamistes et les partisans de Moncef Marzouki, il est devenu la bête noire de Nidaa Tounes, le parti au pouvoir, dont il a démissionné après une bataille homérique avec Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président. L’affaire s’est un peu plus compliquée le 5 avril, lorsque les administrateurs d’Inkyfada, ont été obligés de reconnaître que leur site, mal protégé, a été victime d’une attaque informatique en règle, et que des pirates ont publié de faux articles incriminant d’autres personnalités, comme l’ancien président Moncef Marzouki (accusé d’avoir perçu un virement qatari de 36 millions de dollars).
Les méandres de la justice
Alors, sommes-nous en présence du premier acte d’un scandale susceptible d’éclabousser directement le chef de l’État ou d’une banale intox ? Le ministre des Finances et le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie ont promis de faire toute la lumière sur l’implication de citoyens tunisiens dans ce scandale. Mais la plupart des scandales politico-financiers dévoilés récemment par la presse ont fini asphyxiés dans les méandres de procédures judiciaires incompréhensibles – on pense notamment du « prêt chinois » de un million de dollars qui a atterri sur le compte personnel de Rafik Abdesselem Bouchlaka, l’ex-ministre islamiste des Affaires étrangères.
Quoi qu’il en soit, cette affaire a au moins le mérite de souligner l’hypocrisie des rapports entre argent et politique. Après sa révolution, la Tunisie a sauté à pieds joints dans la démocratie partisane, mais sans s’en donner les moyens. Le financement public alloué aux élections est dérisoire. Il s’est élevé à 8 millions de dinars (environ 3,5 millions d’euros), au total, en 2011, divisés entre les 1 500 listes en compétition pour un des 217 sièges de Constituante.
Le Congrès pour la République de Moncef Marzouki n’a pas présenté ses comptes de campagne 2011, au motif qu’il avait égaré le registre comptable…
Ce montant est passé à 12 millions de dinars, ventilé entre 1 300 listes, aux législatives de 2014 (plus 1,15 million à partager entre les 27 candidats à la présidentielle). Les dépenses, elles, sont théoriquement plafonnées à 5 fois le montant maximum de la subvention publique. Tout financement étranger, sous quelque forme, est strictement illégal. Les dons des personnes physiques sont limités à 60 000 dinars. Mais les contrôles, lorsqu’ils sont réalisés, semblent inopérants. Le CPR (Congrès pour la République, de Moncef Marzouki) n’a pas présenté ses comptes de campagne 2011, au motif qu’il avait égaré le registre comptable. Il s’en est tiré avec une admonestation.
Opacité absolue des financements politiques
Tous les partis, à une exception près (Afek Tounes), entretiennent une opacité absolue autour de leur financement et de leurs dépenses. Or chacun sait que l’argent, en politique, est le nerf de la guerre. Les partis ont rivalisé d’ingéniosité pour séduire (ou intimider) les principaux hommes d’affaires du pays. Comme tous ou presque avaient quelque chose à se faire pardonner, bon nombre d’entre eux, pour acheter leur tranquillité, ont financé simultanément plusieurs formations concurrentes en 2011.
Des formations comme le PDP (Parti démocrate progressiste, Néjib Chebbi) ou Ettakatol (Mustapha Ben Jaâfar), qui comptaient quelques centaines de militants désargentés, le 14 janvier, lors de la chute de Ben Ali, ont mené des campagnes à l’américaine, à grands renforts de publicité, en s’attachant parfois les services de communicants et de consultants étrangers. Et que dire d’Ennahdha, qui sortait tout juste de 21 ans de clandestinité, et qui a déployé des moyens impressionnants, écrasant toute concurrence sur le terrain. Le montant déclaré pour sa campagne de 2011 (400 000 dinars) laisse songeur : c’est à peu près le prix d’un trois-pièces dans un immeuble de standing de la capitale.
Rien n’a véritablement changé depuis. Les soupçons de financement étranger (en provenance du Qatar, de la Turquie, des Émirats ou de l’Algérie, selon les affinités des uns ou des autres) sont toujours aussi insistants. Et les réponses des politiques toujours aussi évasives. La bataille pour la moralisation de la vie publique reste un combat à mener.
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