Mehdi Alioua : « L’émergence de l’individu provoque des angoisses dans la société marocaine »
Une femme de 76 ans victime d’un viol collectif près de Safi, une autre qui s’immole par le feu pour dénoncer l’abus de pouvoir d’un agent d’autorité à Kénitra, chantage sexuel à Deroua, chasse aux homosexuels à Béni Mellal…Depuis quelques semaines, le Maroc connaît, encore une fois, une série d’incidents liés aux mœurs. Interview de Mehdi Alioua, sociologue, enseignant à l’Université internationale de Rabat (UIR).
Jeune Afrique : Que révèle cette montée de violence au Maroc ?
Mehdi Alioua : Tout d’abord, il faut mettre à part l’histoire de la vieille dame victime du viol collectif qui est, à mon avis, un cas pathologique, voire barbare. Sinon, pour les autres cas de violences, ils témoignent de la domination masculine qui n’a pas disparu. Tous les jours, des femmes se font harceler dans la rue et subissent des remarques sexistes. Même lorsqu’un père demande à sa fille de s’habiller d’une façon pudique dans la rue, il la renvoie à sa condition de « sexe faible », cible potentielle des attaques. De temps en temps, cette violence ordinaire connaît des débordements qui prennent une forme violente.
Pourtant, on ne cesse de vanter les mérites de la Moudawana et autres lois édictées en faveur de la femme. Comment expliquer ce décalage entre la législation et la réalité ?
Le lois ont évolué insuffisamment par rapport à la société. Certes, les femmes accèdent plus facilement à l’éducation et à la vie active. Dans les écoles d’ingénieurs et dans toutes les universités, vous pouvez constater qu’il y a autant de garçons que de filles et parfois, les filles sont plus nombreuses. Le problème est que nous n’avons pas encore de lois qui sacralisent le corps de l’individu et le protège des assauts du groupe. Les questions de la liberté sexuelle ou du droit à l’avortement sont encore tabous et pâtissent du schéma de domination masculine. À titre d’exemple, le projet de loi sur le harcèlement sexuel, qui suscite le débat actuellement, est problématique. Il pénalise excessivement les agresseurs partant de l’idée que les femmes sont des êtres faibles et qu’il faut les protéger. Il induit aussi l’idée que ce sont elles qui déclenchent cet harcèlement. Durcir les punitions ne réglera pas le problème. Il faut édicter des lois pour protéger l’intégrité physique des gens.
Et aussi leurs domiciles privés. Les deux homosexuels de Béni Mellal ont été agressés chez eux…
Cet exemple illustre ce que j’appelle la « dictature des mœurs ». De par notre histoire et notre culture, le domicile a toujours été sacré. Les gens pouvaient s’épier entre eux mais ne se permettaient jamais de rentrer par effraction chez les autres. De même, l’homosexualité a toujours existé. On avait même des museums (fêtes populaires), comme celui de Sidi Ali près de la ville de Meknès, où on mariait les hommes entre eux à titre symbolique pour réconcilier la part masculine avec la part féminine de l’homme. Même si elle cantonnait les femmes dans un statut archaïque, la société marocaine traditionnelle n’était pas régie par la notion religieuse du halal et du haram, mais plutôt par la « Hachouma », la honte, la pudeur. Tant que l’homosexualité n’était pas exposée en public, il n’y avait pas de problème.
L’excès de religiosité est-il donc responsable de toute cette violence qui entoure la question des mœurs ?
On ne peut pas attribuer cette violence à la religion. L’Europe laïque est passée par des expériences de fascisme et d’extrémisme et ne s’en est, d’ailleurs, pas encore sorties. À mon avis, c’est la modernité qui a encouragé la montée de censeurs qui veulent policer les comportements. La religion n’est qu’une façade. Aucun texte religieux ne dit qu’il faut casser les portes pour entrer chez les gens.
Donc, le seul rempart contre tout débordement reste des lois fortes qui protègent la vie privée des gens et leur intégrité physique…
Oui, mais il faut garder à l’esprit que la société évolue aussi. La modernité a favorisé l’émergence de l’individu. Elle a par exemple changé la forme du mariage. Désormais, au Maroc, on n’a pas besoin du consentement de toute la tribu pour pouvoir se marier. Ce sont les deux époux, en tant qu’individus, qui cristallisent l’attention. On se marie de plus en plus tard et on fait moins d’enfants. Cette transformation des rapports sociaux, qu’on peut qualifier de révolution, a créé énormément d’angoisses chez les Marocains.
Les événements violents qu’a connus le Maroc sont-ils la traduction de ces angoisses ?
Tout à fait. Qui va gérer la chose collective ? Quelles sont les nouvelles règles? De par l’histoire, les vieux de la tribu se posaient en intermédiaires pour gérer les conflits, bénir les unions maritales, sceller des transactions commerciales…La société trouvait son équilibre dans la négociation. Une pratique qui existe encore dans certaines régions du Maroc. Mais le droit a fait son apparition, favorisant l’émergence de l’individu. La « dictature des mœurs » dont je parle se situe entre ces deux temps, celui de l’intermédiation tribale et celui du droit. Les gens, angoissés par cette évolution, se mettent à gérer la vie des autres comme des policiers ou des juges alors qu’ils ne le sont pas.
Dans quelle mesure les réseaux sociaux ont-ils contribué à révéler ces angoisses ?
Ils ne les ont pas révélées mais accélérées. Le terrain de la contestation reste bien l’espace public. En raison de l’émergence de la citoyenneté et de l’État de droit, les Marocains, surtout les jeunes, osent maintenant dénoncer les situations de non-droit et critiquer frontalement les autorités. Les réseaux sociaux ne font que relayer ces contestations et les démultiplier à travers les différents canaux numériques.
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