Les défis de l’industrialisation

Les plans de développement menés depuis 2005 ont permis de structurer les secteurs clés et d’attirer les investissements. Pour se maintenir dans la course et doper la croissance, des efforts restent à faire, notamment en matière de formation.

Fouad Laroui © DR

Publié le 27 juillet 2011 Lecture : 8 minutes.

Tout un symbole : cette année, au Maroc, les Assises de l’industrie ont immédiatement succédé aux Assises de l’agriculture, comme si on passait d’une grande orientation à une autre. La grand-messe de l’agriculture s’est tenue le 26 avril à Meknès, qui l’accueille régulièrement depuis 2008. Meknès, autant dire la province, le bled… Quant aux Assises de l’industrie, dont c’était la deuxième édition, elles ont mobilisé, le 5 mai, près de 2 000 personnes à Casablanca, la capitale économique du pays, au cœur de l’action en somme.

Tournant décisif

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L’élite du monde politique, les banquiers, les entrepreneurs, les patrons des grands groupes et des grands offices semi-étatiques, tous se pressaient autour du roi, qui avait tenu à présider lui-même l’événement, comme pour mieux souligner le tournant décisif qu’il entendait donner à son pays. Son père, Hassan II, avait accordé une attention constante à l’agriculture, martelant le slogan du « million d’hectares irrigués en l’an 2000 » – objectif atteint en 1997 – et devenant lui-même l’un des premiers producteurs du pays grâce aux Domaines Royaux. Hassan II avait mis en place une ambitieuse « politique des barrages », là où le voisin algérien s’était lancé dès l’indépendance dans une industrialisation peut-être mal conçue (les fameuses « industries industrialisantes ») et qui sera par la suite très décriée. Avec le recul, il était sans doute plus sage de commencer par le maintien et la modernisation de l’agriculture.

Changement de stratégie

Cependant, plusieurs facteurs ont incité le Maroc à changer de stratégie au cours de la décennie écoulée. Tout d’abord, l’agriculture ne peut pas absorber les centaines de milliers de jeunes qui entrent chaque année sur le marché de l’emploi. D’ailleurs, l’exode rural, qui n’a pas cessé depuis les années 1970, fait qu’il s’agit maintenant en majorité de citadins éduqués, au moins partiellement, et dont on voit mal comment ils pourraient « retourner à la terre ». Autre facteur déterminant, la mondialisation et les accords signés par le Maroc, de libre-échange avec les États-Unis, notamment, et d’association avec l’Union européenne, lui ont ouvert d’immenses marchés potentiels. Les success stories d’industrialisation, asiatiques ou latino-américaines, ont convaincu les plus sceptiques : après tout, Tanger est bien plus proche de l’Europe que Séoul ou Santiago…

Émergence

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C’est ainsi qu’un plan ambitieux baptisé Émergence fut conçu, il y a une dizaine d’années, avec l’aide du cabinet de conseil en stratégie McKinsey, et présenté en décembre 2005 par le Premier ministre de l’époque, Driss Jettou. Ce plan visait la mise à niveau de l’industrie, sa modernisation et l’amélioration de sa compétitivité. Surtout, il programmait l’entrée volontariste et ordonnée dans sept « métiers » prometteurs : l’offshoring, l’automobile, l’aéronautique, l’électronique, l’agroalimentaire, les produits de la mer et le textile – ces trois derniers secteurs n’étant d’ailleurs pas complètement inconnus au royaume. Cette stratégie fut complétée par un nouveau plan, dit Envol, présenté en 2008 et qui ajouta trois nouveaux secteurs à Émergence : la biotechnologie, la microélectronique et la nanotechnologie.

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Pour en revenir aux Assises de l’industrie tenues en mai, la présence du président de la Banque mondiale, Robert Zoellik, était significative : la communauté financière internationale se montre prête à soutenir la naissance d’une industrie moderne et compétitive dans un pays en développement. Mais il y a des conditions : Zoellik a insisté sur la bonne gouvernance et l’instauration de filets de sécurité sociaux. Pas question de faire du dumping social ou environnemental… Pour le ministre de l’Industrie, du Commerce et des Nouvelles technologies, Ahmed Reda Chami, c’était l’occasion de faire le point, à mi-chemin du Pacte national pour l’émergence industrielle (2009-2015) qui constitue la continuité du plan Émergence. « Lancé en pleine crise internationale, ce Pacte bénéficie aujourd’hui de la reprise économique mondiale et du chantier de la régionalisation avancée », a affirmé le ministre, dans le style résolument optimiste qui est un peu sa marque de fabrique.

Il est vrai que les investissements en provenance de la France et de l’Espagne, principaux partenaires du pays, ont fait un bond en 2010 (de respectivement 50 % et 76 %). Les exportations des secteurs automobile, aéronautique, offshoring et électronique ont augmenté respectivement de 50 %, 36 %, 27 % et 23 %. Ce sont ainsi 15 000 postes qui ont été créés durant l’année écoulée, et on prévoit la création de 20 000 emplois supplémentaires en 2011. Les secteurs « traditionnels » du textile-cuir et de l’agroalimentaire, qui représentent encore les deux tiers du tissu industriel, affichent également des résultats satisfaisants : respectivement + 4 %, à 31 milliards de dirhams (plus de 2,7 milliards d’euros), et + 5 %, à 17 milliards de dirhams.

Plateformes innovantes

Mohamed Horani, le président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), a déclaré en marge des Assises que le programme Émergence avait donné une « visibilité claire » aux investisseurs. Il ne s’agit pas seulement d’une image : dix zones d’infrastructure (dites plateformes industrielles intégrées, « P2I » dans le jargon technocratique local) sont déjà confiées à des aménageurs-développeurs privés. Celles-ci sont censées favoriser l’implantation rapide d’entreprises en leur fournissant des activités communes (centre d’affaires, guichet unique pour l’accueil des investisseurs, services communs et logistique mutualisés), des ateliers prêts à l’emploi pour une implantation provisoire (en attendant mieux…) et des usines.

Comme pour enfoncer le clou, Mohammed VI a inauguré, le lendemain des Assises de l’industrie, les travaux d’aménagement de la P2I de Nouaceur (dite Mid Parc), d’un coût global de 743 millions de dirhams (65,5 millions d’euros). Mid Parc, qui se trouve à proximité du plus grand aéroport du pays, a pour vocation de devenir une plateforme de conception « innovante » pour l’industrie aéronautique, la défense et la sécurité, l’électronique, les matériaux composites, la logistique industrielle et d’autres activités connexes.

Une telle stratégie ne se conçoit pas sans un vigoureux effort de marketing à l’échelle mondiale. Il faut attirer les investisseurs, les convaincre, les choyer… L’Agence marocaine de développement des investissements (Amdi) a ouvert récemment des représentations dans des pays clés comme la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et les États-Unis. Elle envisage de s’installer en Chine, en Inde et au Brésil. Il est vrai que si la mondialisation est en partie le résultat de l’invention du porte-conteneurs, les distances n’en sont pas pour autant abolies : on peut donc parfaitement envisager un industriel en provenance des pays émergents du groupe des Brics (moins la Russie et l’Afrique du Sud) venir s’installer en face de l’Europe. À Tanger, par exemple… Encore faut-il remédier à plusieurs maux qui risquent sinon de faire capoter les plans Émergence ou Envol, du moins de les retarder considérablement.

L’offre et ses embûches

Le premier est celui des ressources humaines (lire aussi l’encadré). Deux instituts de formation, l’un pour l’automobile et l’autre pour l’aéronautique, ont été lancés en partenariat avec l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT). Ces deux instituts, gérés par le privé, seront-ils à la hauteur ? Fourniront-ils suffisamment de cadres qualifiés ? Question annexe : ceux-ci resteront-ils au Maroc ? Tout le monde ici a encore en mémoire ces promotions entières d’informaticiens qui ont pris le chemin du Canada ou de l’Europe…

Parmi les maux traditionnels qui entravent le développement industriel, il y a aussi la concurrence déloyale qu’exerce le secteur informel (ce sont des usines entières qui, parfois, ne sont pas déclarées…), la persistance de certaines pratiques anticoncurrentielles et la bureaucratie. Séduire les investisseurs passe par un bon climat des affaires et une bureaucratie allégée : s’il y a bien une leçon à tirer de l’exemple asiatique, c’est celle-là. Il reste encore beaucoup à faire, malgré l’adoption et la promulgation d’une loi réglementant la création d’entreprise on line et mettant en place des guichets uniques. Hormis dans les zones franches, les investisseurs potentiels demeurent confrontés aux pesanteurs administratives.

La question monétaire pose également des casse-tête aux différents acteurs de l’économie. Le socialiste Fathallah Oualalou avait marqué de son empreinte son passage au ministère des Finances (1998-2007) par sa religion des grands équilibres macroéconomiques et de la lutte contre l’inflation, qui suppose une monnaie stable. Ses successeurs n’ont pas remis en question cette vision. Résultat : selon plusieurs exportateurs, le dirham est surévalué par rapport à certaines devises. C’est ce qui explique, selon eux, les difficultés que rencontrent l’industrie et l’agriculture marocaines à l’exportation. Ils donnent l’exemple des agrumes, dont 40 % des exportations étaient absorbées par le marché russe ; puis le rouble a chuté de plus de 20 % par rapport au dollar et le dirham est resté stable. D’où un surenchérissement immédiat des oranges en provenance du royaume chérifien…

Temps dynastique

Cet exemple illustre les limites du modèle des grands « plans d’industrialisation ». S’ils représentent une volonté nationale, incarnée au plus haut niveau par le roi lui-même, ils achoppent inévitablement sur la diversité des intérêts qui sont en jeu. L’exportateur et le consommateur, l’investisseur et le spéculateur, le patron et l’employé, le citadin et le fellah ont beau se retrouver dans l’unanimité de l’ambition patriotique, ils n’en ont pas moins des logiques (et des fins de mois) différentes.

Jusqu’ici, de Hassan II à Mohammed VI, l’État était l’arbitre des conflits d’intérêts et le grand ordonnateur des stratégies de développement. Avec la nouvelle Constitution et le rôle accru accordé – en principe – aux partis politiques, on entre dans une nouvelle phase. Le temps politique démocratique, qui s’appuie sur des cycles d’élections à quatre ou cinq ans, c’est autre chose que le temps dynastique… Hassan II pouvait donner du temps à l’eau, planifiant sur trente ans « ses » barrages – qu’il baptisait d’ailleurs du nom de ses ancêtres ou de ses prédécesseurs (Moulay Youssef, Hassan Addakhil, Al-Mansour Addahbi, Youssef Ben Tachfine, Idriss Ier, Sidi Mohamed Ben Abdallah, etc.). Mohammed VI pouvait envisager une émergence industrielle à l’échelle d’une génération, la sienne. Qu’en sera-t-il demain quand ce seront les partis qui feront – ou déferont – les stratégies de développement ?

Offshoring : langues (trop) étrangères

Employant près de 50 000 personnes (avec la perspective de 100 000 postes à l’horizon 2013), l’offshoring est appelé à monter en puissance dès l’an prochain avec le lancement de Fès Shore et Tétouan Shore, tandis que celui des technopôles d’Agadir et d’Oujda est prévu en 2013. Mais il continue d’être confronté à la rareté de l’offre de main-d’œuvre qualifiée. « Au Maroc, j’ai vu une lacune principale : la langue ! », fait remarquer un investisseur français. « Le niveau d’anglophonie est pire que celui des Français. Or travailler en offshore ouvre la possibilité de séduire des clients n’importe où. Les Roumains parlent anglais, français, italien, un peu d’allemand. Les Tchèques, les Hongrois, les Slovaques parlent anglais et allemand. De ce fait, ils peuvent se battre sur des marchés dix fois plus gros », poursuit-il. En effet, l’offre actuelle du Maroc en offshore s’adresse essentiellement à une clientèle francophone. Un goulet d’étranglement considérable.

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