Les patrons français font le forcing à Abidjan
Le 14 juillet, François Fillon a effectué une visite en Côte d’Ivoire pour s’entretenir avec Alassane Ouattara. Dans les bagages du Premier ministre, une centaine d’entreprises attirées par la reconstruction et la relance de l’économie du pays.
L’avenir est prometteur. « La France se portait bien en Côte d’Ivoire sous Gbagbo, avec Ouattara ce pourrait être l’extase pour les 200 filiales de groupes français exerçant à Abidjan, elles ne subiront plus de pressions. C’est une nouvelle ère qui s’ouvre », lance un industriel français du BTP, présent dans le pays depuis trente ans.
La preuve de ce renouveau ? Apaisé, l’axe Paris-Abidjan attire déjà de nouveaux venus. Depuis mai, Carrefour et Auchan prospectent le marché. La chaîne de restaurants Hippopotamus a ouvert sa première franchise le 16 juin (3 millions d’euros). Et sa maison mère, le groupe Flo, envisage l’ouverture prochaine d’une brasserie Flo, avec l’aide du promoteur franco-ivoirien Jihad Badreddine.
Et ça n’est pas fini. Pour preuve, lors de sa visite à Abidjan après le traditionnel défilé du 14 Juillet sur les Champs-Élysées, à Paris, le Premier ministre français François Fillon est venu accompagné d’une délégation d’une centaine de chefs d’entreprise, conduits par Patrick Lucas, président du comité Afrique du Medef, la principale organisation patronale française. Outre la date, la logistique déployée par Paris témoigne de l’importance stratégique de ce séjour. « Trois Airbus ont été mobilisés. Ce voyage coûtera plus de 200 000 euros au gouvernement français », indiquait une source diplomatique française à Abidjan, quelques jours auparavant.
Impatience
Grâce à ce rendez-vous officiel, les entreprises françaises comptent bien se mettre en ordre de bataille en prévision du plan d’investissement de plus de 10 milliards d’euros que le gouvernement ivoirien doit lancer après les législatives, prévues avant la fin de l’année. Des investissements dans l’énergie, les infrastructures (routes, ponts, écoles, hôpitaux…) et le social (mise en place d’une assurance maladie) en sont les priorités.
Très impatients, plusieurs patrons français ont déjà fait le voyage à Abidjan depuis la chute de Laurent Gbagbo, le 11 avril, pour débloquer des investissements en suspens. Olivier Bouygues, directeur général délégué du groupe Bouygues, déjà reçu deux fois par ADO (le 11 mai et le 23 juin), a annoncé la relance de l’exploitation du gaz par sa filiale Foxtrot. Le groupe s’active aussi pour démarrer les travaux de construction du troisième pont Marcory-Riviera à Abidjan. Le projet (255 millions d’euros) est en bonne voie, avec le décaissement de 45 millions d’euros par la Banque africaine de développement.
Bloqué pour l’instant, le projet d’aéroport international de San Pedro est promis à Bouygues, Vinci et Fougerolle pour le gros œuvre, et à Aéroports de Paris pour l’exploitation – un investissement de 185 millions d’euros financé par… la Deutsche Bank. Vinci s’affaire aussi auprès de l’architecte Pierre Fakhoury pour qu’il participe aux chantiers de transfert de la capitale politique d’Abidjan à Yamoussoukro.
À la mi-juin, l’homme d’affaires franco-ivoirien Roger Abinader a présenté aux autorités ivoiriennes Stéphane Charriau, directeur énergie pour l’Afrique du groupe Alstom. Celui-ci a été reçu par le ministre de l’Énergie, Adama Toungara, avant de s’entretenir au téléphone avec Philippe Serey-Eiffel, conseiller spécial d’ADO chargé des questions économiques et des infrastructures. Objectif : relancer les projets d’extension des centrales thermiques d’Azito et de Ciprel 4, à Vridi. Alstom est bien placé aussi pour reprendre au chinois Sinohydro le projet de construction du barrage de Soubré (plus de 300 millions d’euros). « La priorité du président est de combler le déficit de la production d’énergie », confie un proche collaborateur du chef de l’État ivoirien.
Poids lourds
Les entreprises françaises se sentent (trop ?) en confiance. Le principe de compétition entre les sociétés étrangères, instauré par Laurent Gbagbo pour diversifier l’origine des investisseurs et réduire l’influence française dans le pays, s’est révélé peu efficace ; mais cette mesure a tout de même eu un impact psychologique, en créant un climat d’incertitude autour des entreprises hexagonales.
Quand la bataille se joue sans eux
Les groupes français ne sont pas partout. Les américains Cargill et Archer Daniels Midland (ADM) demeurent les principaux chargeurs du cacao ivoirien. Au 23 juin, ils ont déjà exporté près de 350 000 tonnes de fèves, soit 40 % de la production de la campagne 2010-2011 qui s’achèvera le 30 septembre. Dans l’huile de palme, Olam (du groupe indo-pakistanais Kewalram Chanrai) et l’indonésien Wilmar ont acquis une position monopolistique grâce à un partenariat avec le groupe privé ivoirien Sifca.
Dans les hydrocarbures, excepté Foxtrot (filiale de Bouygues), les opérateurs sont américain (Vanco Energy), russe (Lukoil), britannique (Tullow Oil), belgo-ivoirien (Yam’s Petroleum), nigérian (Oranto), canadien (CNR), italien (Edison) ou émirati (Al-Thani). Dans le fer, les indiens de Tata Steel et de Taurian mènent le bal, avec un contrat estimé à plus de 3,5 milliards d’euros pour le premier. L’or est l’affaire du sud-africain Randgold Resources et du britannique Cluff Gold. Enfin, China National Geological & Mining corporation est dans le manganèse.
Bien sûr, la percée de nouveaux investisseurs, notamment chinois, a fait reculer la part de marché de la France, passée de 12 % à 9,8 % entre 2009 et 2010. Toutefois, elle demeure le deuxième partenaire commercial du pays. Selon une note de la mission économique de l’ambassade de France à Abidjan, les échanges bilatéraux entre Paris et Abidjan ont atteint 1,4 milliard d’euros en 2010. Un record. Durant les années fastes d’avant la crise, ils plafonnaient à 700 millions d’euros. À elles seules, les entreprises françaises (600 PME sont présentes à côté des grands groupes) génèrent plus de 50 % des recettes fiscales, estimées à plus de 2,3 milliards d’euros en 2011.
D’autres poids lourds français attestent de cette forte présence. Société générale et BNP Paribas, qui se partagent 35 % du marché bancaire ivoirien, ont eu la confirmation qu’ils pourraient continuer à héberger les comptes des grandes entreprises publiques du pays ainsi que ceux d’environ 100 000 fonctionnaires, soit les deux tiers de la fonction publique. De même, Bolloré et Bouygues dominent le business sur les bords de la lagune Ébrié. La filiale ivoirienne de Bolloré Africa Logistics est le premier investisseur privé. Sur le port d’Abidjan, elle prépare la relance de son plan de développement du terminal à conteneurs (75 millions d’euros) et prévoit 285 millions d’euros d’investissements sur vingt ans pour faire repartir sa filiale Sitarail (transport ferroviaire).
Mais les Total, CFAO et autres Accor ont avant tout les yeux rivés sur le vaste projet de privatisation ou de redistribution des cartes dans le secteur public. Le chef de l’État a demandé l’audit de 43 entreprises publiques (Société ivoirienne de raffinage [SIR], Banque nationale d’investissement, Versus Bank…), et une partie d’entre elles pourraient être privatisées. Déjà, Sonangol est prié d’abandonner ses 22 % dans le capital de la SIR. Officiellement, le groupe angolais est évincé pour ne pas avoir tenu ses promesses d’investissement d’environ 140 millions d’euros – et non à cause du soutien de son pays à Laurent Gbagbo…
Les opportunités s’annoncent très lucratives. À commencer pour les groupes français ? Pas si sûr. Des pressions encore amicales sont exercées sur le pouvoir ivoirien par les bailleurs de fonds internationaux, notamment la Banque mondiale, pour l’inciter à lancer des appels d’offres pour plus de transparence. Reste à voir où se situera la ligne jaune.
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