En Afrique, la bataille des cimentiers a commencé
La rentabilité du secteur du ciment suscite les convoitises en Afrique. Le nigérian Dangote Cement a annoncé des implantations dans onze pays. Face à lui, les géants Lafarge et Heidelberg poursuivent leur expansion.
Derrière cet engouement : le déséquilibre abyssal entre la demande, qui progresse de 5 % à 12 % par an, et la faible production locale. Faute de cimenteries, l’Afrique subsaharienne importe 40 % de ses besoins. Conséquence ? Avec les coûts de transport élevés sur le continent – 7 euros la tonne tous les 100 km par voie terrestre – et les marges des importateurs et grossistes, le prix du sac de ciment en République démocratique du Congo (RDC) ou en Côte d’Ivoire est quatre fois plus cher qu’en France… et douze fois plus élevé qu’en Chine !
Or les besoins en infrastructures et en logements – donc en ciment – n’ont jamais été aussi importants. Mais avec ces niveaux de prix élevés, la consommation annuelle du matériau de construction numéro un stagne à une moyenne de 70 kg par habitant au sud du Sahara (hors Afrique du Sud). C’est quatre fois moins qu’au Brésil. Dans ce contexte, les gouvernements africains sont prêts à ouvrir leurs portes aux industriels pour faire baisser le prix du sac de ciment. De ce dernier dépendent les coûts des grandes infrastructures qu’ils se sont engagés à réaliser. C’est aussi un indicateur clé pour les administrés, nombreux à construire eux-mêmes leurs maisons (le résidentiel accapare 60 % de la consommation de ciment) et prompts à reprocher à leurs élus toute hausse de prix.
« En Afrique subsaharienne, on peut multiplier le nombre de cimenteries par deux pour répondre à la demande. » Denis Sireyjol, Proparco
Aubaine
« En Afrique subsaharienne, on peut multiplier le nombre de cimenteries par deux pour répondre à la demande », estime Denis Sireyjol, chargé du secteur chez Proparco, filiale de l’Agence française de développement. Hervé de Villechabrolle, directeur infrastructures chez Standard Bank, qui prépare la privatisation de la Cimenterie nationale de la RDC (Cinat), note que le secteur cimentier africain « nourrit sa propre demande » : « L’installation de cimenteries locales permet d’abord de combler progressivement les besoins les plus essentiels. Puis, avec la hausse de la production et de la concurrence, les prix baissent, ce qui suscite une augmentation de la demande de la classe moyenne. » Edward George, analyste chez Ecobank et auteur d’un rapport sur le secteur, prédit quant à lui un afflux de cimentiers en Afrique centrale : « Si certains pays ouest-africains, comme le Nigeria et le Ghana, peuvent arriver en deux ans à l’équilibre entre l’offre et la demande, la situation est encore très ouverte dans cette région », estime-t-il.
De fait, chaque acteur affine ses plans pour profiter de l’aubaine. Si le français Lafarge (15,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2010), le suisse Holcim (18,5 milliards d’euros) et l’allemand HeidelbergCement (11,1 milliards d’euros) dominent encore, avec respectivement 35 %, 20 % et 10 % des parts du marché africain, c’est Dangote Cement qui mène l’offensive industrielle la plus agressive du moment au sud du Sahara. Si celle-ci est couronnée de succès, le groupe nigérian passera à une production de 46 millions de tonnes en 2015, se hissant au sixième rang mondial.
Inspiré par la réussite des cimentiers brésiliens, le milliardaire Aliko Dangote, qui excellait dans l’importation de ciment depuis les années 1980 au Nigeria, a fait de la transformation de son entreprise en groupe industriel une priorité depuis 1999. S’entourant d’ingénieurs chevronnés, dont son directeur général, l’Indien Edwin Devakumar, il a implanté quatre mégacimenteries dans le pays. Après le rachat de Benue Cement Company en 2010, il détient aujourd’hui 50 % du marché nigérian, avec une production de 8 millions de tonnes par an, loin devant son concurrent Lafarge, qui sort 3,5 millions de tonnes des usines de ses filiales Ashaka et Wapco.
À moindre coût
Mais Dangote Cement voit plus grand, pariant sur la continuation de la croissance du marché nigérian, le plus important d’Afrique avec un déficit de production de 7 millions de tonnes. Sa cimenterie d’Obajana, qui produit actuellement 5 millions de tonnes par an, doit passer à 10,2 millions de tonnes d’ici à la fin de 2012, avec une alimentation au gaz naturel local qui lui garantit un fonctionnement à moindre coût. Son usine d’Ibeshe, déjà la plus grande d’Afrique, devrait fabriquer fin 2012 quelque 6 millions de tonnes de ciment. À l’extérieur du Nigeria, le groupe a annoncé une série d’ouvertures dans onze nouveaux pays. Sa cimenterie sénégalaise ouvrira ses portes début 2012. D’un coût de 350 millions d’euros pour 1 million de tonnes par an, elle constitue le plus grand investissement africain jamais réalisé dans un pays d’Afrique francophone. Fin 2012, le groupe ouvrira également une unité d’ensachage au Cameroun, vu comme un hub pour l’export vers le Tchad et la Centrafrique. Suivra ensuite, en 2014, une succession d’ouvertures d’usines en Éthiopie, en Zambie, en Afrique du Sud, en Tanzanie, en RDC et au Gabon. « Nous voulons reproduire un modèle économique qui nous a réussi au Nigeria, à savoir la construction de grandes unités neuves, d’une capacité de plus de 1 million de tonnes [contre 600 000 en moyenne chez Lafarge, NDLR], réalisées par notre partenaire chinois Sinoma », indique Carl Franklin, directeur de la communication de Dangote Cement, pour qui cette configuration est « plus rentable que la reprise d’anciennes usines, aux coûts d’exploitation élevés ».
Un dirigeant d’un grand groupe européen reste circonspect face à ces annonces : « Dangote Cement est un acteur émergent important, mais je suis sceptique quant à la réalisation de ces ambitions dans les délais annoncés. En dehors du Nigeria, pour le moment, seul le projet sénégalais a vraiment décollé. Son usine sud-africaine, annoncée depuis des mois, se fait attendre », remarque-t-il.
De son côté, Lafarge, qui annonce 17 millions de tonnes de production en Afrique subsaharienne en 2010 et 27,4 millions en Afrique du Nord (lire interview), est présent depuis 1985 au sud du Sahara. Il y compte onze usines. Malgré un endettement qui s’élevait à 14,3 milliards d’euros en 2008 (lié notamment au rachat d’Orascom Cement), le groupe ne compte pas réduire la voilure en Afrique. « Nous avons déjà bien avancé notre désendettement en 2011. Notre stratégie repose sur les marchés émergents. Il n’est donc pas question de nous désengager de l’Afrique, où nous sommes en position de leader, mais au contraire d’y poursuivre notre expansion », indique Guillaume Roux, coprésident de l’activité ciment du géant français.
« En dix ans, nous avons plus que doublé notre capacité de production, avec des projets en Afrique du Sud, en Zambie et en Ouganda, revendique-t-il. Notre production au Nigeria a progressé de 2,5 millions de tonnes en 2010. Nous avons été les premiers à travailler avec les Chinois, en 2005, pour concevoir des usines économiques, mais avec un contrôle qualité et sécurité important. Nous avons aussi optimisé nos dosages [mélange de calcaire et silice, NDLR] ainsi que nos approvisionnements en énergie. Cela nous permet d’améliorer notre rendement. » Pour ses nouvelles implantations, Lafarge indique privilégier l’intérieur des terres, où son activité sera moins vulnérable aux importations asiatiques qui arrivent dans les villes côtières.
À l’affût
L’allemand HeidelbergCement, présent dans huit pays et dont les ventes ont progressé de 12,7 % en 2010 (5,2 millions de tonnes), n’est pas en reste. Il a lui aussi étendu ses activités avec, en septembre 2010, une prise de participation majoritaire dans la branche ciment du groupe Forrest, qui détient la cimenterie de Lukala, près de Kinshasa. « Nous préparons l’ouverture d’usines au Liberia et au Ghana en 2012, puis au Burkina en 2013, ainsi qu’une augmentation de capacité en RDC », égrène Andreas Schaller, directeur des relations publiques, qui précise que son groupe « est à l’affût d’autres opportunités ».
« Au Sénégal, il n’y a pas de place pour un troisième acteur. » Michel Layousse, directeur général adjoint des Ciments du Sahel
Face à ces mastodontes du ciment, bénéficiant d’économies d’échelle et de technologies efficaces, les « petits » sénégalais Ciments du Sahel et Socodim, jusqu’alors florissants, sont dans une position fragile. « Au Sénégal, il n’y a pas de place pour un troisième acteur », indiquait fin mai Michel Layousse, directeur général adjoint des Ciments du Sahel (2,4 millions de tonnes par an), inquiet de l’irruption de Dangote Cement. Ces acteurs africains pourraient trouver des alliés en l’indien Wacem, présent au Mali et au Togo, ou le chinois Anhui Conch, qui cherchent eux aussi à s’étendre dans la région, même s’ils n’ont guère concrétisé pour le moment.
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