Pascal Lamy : « L’Afrique a besoin d’échanges plus ouverts et moins injustes »
Pour le patron français de l’Organisation mondiale du commerce, le continent africain, qui souffre de la hausse des prix alimentaires, est « le futur grenier de la planète ». À condition de renforcer ses capacités commerciales.
A la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis 2005, Pascal Lamy y a retrouvé – en pire – les difficultés qu’il affrontait à Bruxelles quand il tentait, en tant que commissaire européen, de mettre d’accord des États souverains peu soucieux de se sacrifier sur l’autel du multilatéralisme. La gageure est qu’à l’OMC, il lui faut travailler avec 153 États sur des dossiers d’une rare complexité.
Pourtant, il ne se dit ni optimiste ni pessimiste sur les chances de conclure les négociations du cycle de Doha, qui patinent depuis 2001. Il croit toujours à l’efficacité de la philosophie économique de l’OMC, selon laquelle l’ouverture commerciale est l’un des outils du développement qui profitera aux pays pauvres. Selon lui, un commerce régulé et juste participe à la lutte contre la hausse des prix des produits alimentaires et contre la faim qui menace.
Jeune Afrique : La forte hausse des prix des produits agricoles et les troubles qu’elle provoque dans l’alimentation des populations sont-ils inévitables ?
Pascal Lamy : Le problème est socialement, politiquement et moralement incontournable, parce que c’est celui de la faim. Il a deux composantes : à court terme, la volatilité des prix, en raison des accidents climatiques qui affectent les récoltes ; à long terme, le déséquilibre structurel entre l’offre et la demande de produits alimentaires.
L’augmentation de la demande s’explique par le développement et la moindre pauvreté, qui ont provoqué ce qu’on appelle la « transition nutritionnelle ». La consommation de produits laitiers et de viande s’accroît et induit un rendement protéinique décroissant puisque, par exemple, il faut 3 kg de céréales pour faire 1 kg de poulet. D’autres facteurs interviennent, comme l’urbanisation et la croissance démographique. Environ 30 % de la production agricole n’est pas consommée en raison de stockages défectueux, de transports inefficaces, de la corruption et du gaspillage.
L’offre peine à répondre à cette demande croissante. Produire du blé ou du riz, ce n’est pas pareil que fabriquer des chaussettes ou des pneus. L’activité agricole ne peut pas mobiliser ses facteurs de production de la même façon que l’industrie, il n’y a pas de mobilité du capital, on ne déplace pas un champ comme une usine. L’utilisation de techniques plus performantes et la mise en place d’organisations plus efficientes y sont beaucoup plus lentes.
Cet écart entre la demande et l’offre est aggravé par le renchérissement inéluctable des prix de l’énergie. D’abord parce que le pétrole plus cher rend plus onéreux, en amont, les engrais et les machines et, en aval, l’acheminement des denrées alimentaires. Ensuite parce que le maïs, la canne à sucre ou l’huile de palme sont devenus des carburants. Selon l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] et la FAO [Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture], si les politiques en faveur de ces biocarburants se poursuivent, d’ici à 2019, 13 % de la production mondiale de céréales secondaires serviront à leur fabrication.
Peut-on remédier à cette évolution, qui débouche sur l’impossibilité pour les plus pauvres de payer leur nourriture ?
Il faut réinvestir l’agriculture, qui a été délaissée. Ce n’est pas la quantité de nouvelles terres mises en culture qui sera déterminante, mais la hausse des rendements. En effet, la mécanisation, la fertilisation et l’irrigation des sols ainsi que la biotechnologie ont contribué, au cours des quatre dernières décennies, pour 70 % à l’augmentation de la production agricole dans les pays en développement.
Ce processus sera long et compliqué parce qu’il existe plusieurs échelons géographiques différents pour traiter les problèmes spécifiques que rencontrent les agricultures de subsistance, régionale ou d’exportation. Pour reprendre l’exemple que j’utilisais tout à l’heure, les industriels de la chaussette et du pneu, eux, n’affrontent pas de difficultés majeures pour produire simultanément pour l’Asie, l’Europe ou l’Afrique, et faire ainsi baisser leurs coûts.
Le commerce, courroie de transmission entre l’offre et la demande, joue aussi un rôle important. Il permet d’acheminer les vivres des régions où l’abondance règne vers celles moins bien dotées. Lorsque cette courroie est entravée par des obstacles au commerce – subventions, murailles douanières ou embargos -, les marchés ne jouent pas leur rôle normal. Les restrictions à l’exportation ont été, selon certains analystes, la cause principale de la hausse des prix des denrées alimentaires de 2008 pour certains produits de première nécessité. Ainsi, le marché du riz a été bouleversé par les embargos de pays qui craignaient pour l’approvisionnement de leur propre population. Il n’y avait pas de déséquilibre structurel global, mais ces restrictions ont déclenché une envolée des prix. La leçon de ces dysfonctionnements est que le commerce fait partie de la solution et pas du problème. Des échanges plus ouverts, plus régulés et moins injustes sont nécessaires.
L’Afrique peut-elle en profiter ?
Je passe beaucoup de temps en Afrique, et j’y constate un potentiel agroalimentaire considérable. Selon moi, il s’agit du futur grenier de la planète. Mais la différence entre ce potentiel futur et la production actuelle est énorme. Il faut que l’agriculture africaine investisse dans l’irrigation, que ses producteurs s’organisent, que les pouvoirs publics améliorent les infrastructures de transport. Pour cela, elle doit mobiliser des investissements énormes qui ne seront rentables qu’avec une augmentation de la taille des marchés, ce qui suppose une intégration régionale plus poussée qu’aujourd’hui.
Le continent doit sortir du modèle colonial des échanges, qui repose, dans les pays du Nord, sur des tarifs douaniers très bas sur les importations de matières premières, tarifs qui s’élèvent avec la valeur ajoutée des produits. Ce système a entravé la transformation de leurs produits de base par les pays du Sud. Pour y remédier, il est impératif de développer les échanges Sud-Sud. Le commerce intracontinental ne dépasse pas 10 % des échanges africains, alors que l’Europe réalise en interne 60 % de ses échanges totaux. D’autre part, une spécialisation progressive des pays est indispensable pour gagner en productivité. L’Afrique de l’Est est bien partie dans cette direction.
L’OMC ne peut pas régler la lancinante question de la propriété foncière, ni le problème de la prédation des usuriers ou celui de l’encombrement des ports de Mombasa et de Dar es-Salaam. En revanche, le métier de base de l’OMC est d’assurer une régulation qui permette une meilleure circulation des marchandises grâce à des normes administratives et techniques transparentes, à des tarifs douaniers simplifiés, et à la diminution des subventions des pays riches. Nous avons aussi pour mission d’aider les pays en développement à s’enrichir de leur commerce. Nous les aidons à respecter au meilleur coût les normes qui pourraient compliquer ou bloquer leurs exportations vers l’Europe, les États-Unis ou le Japon. Environ 30 % de l’aide publique au développement va désormais au renforcement des capacités commerciales des pays en développement. Depuis 2005, l’aide au commerce a progressé de 40 %, pour atteindre environ 40 milliards de dollars [29 milliards d’euros], sans pour autant peser sur la santé ou l’éducation.
Ouvertes en 2001, les négociations du cycle de Doha sur une nouvelle libéralisation du commerce mondial profitable au développement ont-elles une chance d’aboutir cette année ?
L’OMC a reçu un message très clair des chefs d’État et de gouvernement du G20 réunis à Séoul en novembre 2010 : il existe une fenêtre d’opportunité en 2011 pour parvenir à un accord. Du côté américain, on s’est dit déterminé à le présenter au Congrès à condition qu’il soit équilibré. L’essentiel des questions agricoles est réglé. Demeurent des points d’achoppement, dans les domaines industriel et des services, entre pays riches et pays émergents. Les produits et services environnementaux, les subventions aux pêcheries ou au coton restent sensibles.
Les équilibres politiques nécessaires à la conclusion d’un accord d’une rare complexité seront-ils réunis ? Ce n’est pas encore garanti. La nette accélération des négociations que nous constatons depuis le mois de novembre sera-t-elle suffisante ? Pas sûr, car il existe autant de tensions entre le Nord et le Sud qu’entre les pays du Sud eux-mêmes.
Le Sud en sortira-t-il gagnant ?
En matière agricole, deux thèses s’affrontent au sujet de l’ouverture des échanges. Il y a ceux qui estiment qu’il convient de laisser les plus efficaces vendre sans entraves et au meilleur prix. Une autre école juge que le « tout marché » n’est pas pertinent et qu’il convient de préserver la sécurité alimentaire. J’observe que les tenants de la première thèse se recrutent parmi les pays les plus compétitifs. Traditionnellement, c’étaient les États-Unis et l’Europe qui réclamaient la levée des obstacles au commerce, et les pays en développement étaient plutôt sur la défensive. L’équation s’est renversée. La Chine a absolument besoin d’un système commercial international performant et régulé pour assurer sa croissance. Même chose pour l’Inde, qui en escompte un développement de ses services, ou pour le Brésil, qui est devenu un producteur alimentaire majeur.
Ce sont les pays les moins avancés et les pays ACP [Afrique, Caraïbes et Pacifique] qui poussent le plus à la conclusion du round de Doha. Ils sont assurés d’en obtenir notamment, de la part des pays développés, la suppression des subventions à l’exportation des produits agricoles, subventions qui ont étouffé leurs capacités de production et qui les ont parfois exclus du marché de certains produits de base.
Le protectionnisme a-t-il été vaincu grâce au progrès de la gouvernance mondiale ?
À ce jour, le protectionnisme est la seule catastrophe qui nous ait été épargnée durant la crise qui a éclaté en 2008 ! Certes, on a vu renaître le vieux réflexe de mettre les difficultés économiques et sociales sur le dos de l’étranger. Des mesures restrictives ont été prises ici ou là pour prétendument défendre le marché et l’emploi nationaux, mais cela n’a pas affecté plus de 1 % ou 2 % des échanges mondiaux.
La crise a eu des effets ambivalents. D’un côté, elle a suscité le retour des États et un certain repli. De l’autre, elle s’est révélée accoucheuse de gouvernance mondiale. En préservant un système d’échanges ouvert, l’OMC a apporté sa pierre à cette avancée. Son système de gouvernance multilatéral est le plus sophistiqué. C’est celui qui limite le plus les marges de manœuvre des États.
Les pays en développement, qui tirent aujourd’hui l’économie mondiale et qui dépendent du commerce international deux à trois fois plus que les pays riches, sont ceux qui profiteront le plus de l’action de l’OMC pour des échanges plus ouverts et plus justes. À condition que la qualité des politiques domestiques s’améliore aussi.
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