Donald Kaberuka : « Notre rôle est d’accompagner les régimes de transition »

Tunisie, Égypte, Libye, Côte d’Ivoire… Le patron de la BAD livre son analyse des événements qui secouent l’Afrique, détaille ses priorités et explique pourquoi il demeure confiant dans l’avenir.

Donald Kaberuka, le 4 mars à Paris. © Vincent Fournier/J.A.

Donald Kaberuka, le 4 mars à Paris. © Vincent Fournier/J.A.

Publié le 15 mars 2011 Lecture : 10 minutes.

Si la BAD poursuit une stratégie d’après-crise sur le plan économique, elle s’interroge aussi sur les moyens d’aider à rebondir les pays touchés par des bouleversements politiques. Donald Kaberuka se dit confiant : « Les Ivoiriens viendront à bout de leur problème, sinon ce sera terrible pour l’Afrique de l’Ouest. Le référendum au Sud-Soudan mettra fin à une guerre civile qui dure depuis l’indépendance. Et pour ce qui est de l’Afrique du Nord, il faut accompagner très vite ces pays afin d’aller de l’avant dans le sens souhaité par les populations. » Sa plus grande crainte ? « La réversibilité des acquis. J’ai connu des pays, comme la Côte d’Ivoire et le Zimbabwe, qui ont fait des progrès économiques énormes, avant de revenir vingt ans en arrière. »

Jeune Afrique : Comment avez-vous vécu, à la BAD, la révolution tunisienne ?

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Donald Kaberuka : De façon sereine et en toute solidarité avec les Tunisiens et Tunisiennes qui ont souhaité ces changements historiques, dont nous avons compris la portée. Il nous a fallu nous ajuster aux contraintes de couvre-feu et d’état d’urgence, certes, mais la banque a continué de fonctionner pendant tout ce temps.

Avez-vous été surpris par le départ de Ben Ali ?

Oui, comme tout le monde. Maintenant, la transition en cours est complexe et elle prendra du temps. Notre rôle est d’accompagner ces changements. J’ai rencontré les nouvelles autorités pour entendre leurs préoccupations. Avant la crise, la Tunisie était le deuxième client de la BAD, avec des engagements autour de 2 milliards de dollars [environ 1,5 milliard d’euros, NDLR]. Nous avons l’intention de continuer sur cette voie, tout en modifiant un peu notre cap pour aider le pays à régler les problèmes qui sont à la base du mécontentement de certaines couches de la population. La Tunisie était une économie en pleine croissance, de 6 % à 7 % par an, avec un niveau de vie qui s’améliorait tous les jours. Et l’on se rend compte maintenant qu’il y avait un réel problème d’exclusion sociale, surtout dans le sud et dans l’ouest du pays. Il faudra avoir des programmes économiques spécifiques pour ces régions.

Tunisie, Égypte, Libye, Côte d’Ivoire… Les événements dans ces pays ont-ils un impact sur votre activité ?

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Nous l’avons montré pendant la crise financière de 2009 : la BAD est assez solide pour supporter des chocs extérieurs de cette nature. Pour la Côte d’Ivoire, c’est différent. Les perspectives d’un retour à la normale s’amenuisent. Nous y avons suspendu nos activités parce que le pays a d’importants arriérés de paiements. Déjà, de 2002 à 2008, nos activités étaient bloquées en Côte d’Ivoire pour la même raison. En 2008, nous avons mené une opération d’envergure avec nos collègues du FMI et de la Banque mondiale afin d’apurer les dettes du pays. Les activités avaient redémarré, nous étions sur la bonne voie. Et nous sommes revenus à la case départ…

La BAD devait décider de son retour ou non à Abidjan, son siège historique, lors des assemblées générales de juin 2011, à Lisbonne. Est-ce toujours d’actualité ?

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En 2010, nous avons tenu notre assemblée annuelle à Abidjan. Nous avions commencé à réhabiliter nos bâtiments, nous étions sur le chemin du retour. Aujourd’hui, le pays est au bord de la guerre civile. On ne peut pas imaginer un retour de la banque à Abidjan.

Autre sujet d’inquiétude : la flambée des matières premières. Redoutez-vous une situation de crise comme en 2008 ?

Je suis inquiet du retour de la hausse des prix des denrées alimentaires, et je ne pense pas qu’il s’agisse d’un choc temporaire. Nous devons donc à la fois avoir des réponses à court terme, en aidant les pays à faire face tout en maintenant la stabilité de leurs finances publiques, et travailler sur l’offre et le fonctionnement des marchés nationaux et régionaux. Je ne pense pas que des subventions massives, comme cela a été fait dans le passé, soient la bonne solution. Elles affectent la stabilité macroéconomique des pays.

Vous avez lancé en 2010 un fonds d’investissement pour développer les filières agricoles. N’arrive-t-il pas trop tard ?

Pas du tout, il est arrivé au bon moment. Ce fonds, destiné à moderniser les filières, est la bonne réponse pour trouver des solutions à long terme. Mais il faut aller vite.

Quel est votre bilan à la tête de la BAD en 2010, par rapport à 2009 ?

En 2009, nous avons lancé une action anticyclique de grande envergure. La BAD a injecté 12 milliards de dollars dans l’économie africaine. Ce qui a été salutaire. Mais avec les conditions économiques normales, qui reviennent petit à petit, nous allons retrouver un niveau d’activité autour de 5 milliards de dollars. Cependant, nous devrons mener des actions supplémentaires pour aider les pays du nord du continent à supporter les chocs extrêmes qu’ils traversent.

La BAD réalise d’importants bénéfices. Que deviennent-ils ?

Les bénéfices nets de la BAD s’élèvent à environ 500 millions de dollars par an. Ils servent d’abord à conforter nos réserves – nous demeurons une banque. Ensuite, nous prenons en compte les besoins des pays les moins avancés. Nous les soutenons en alimentant depuis notre compte d’excédent le Fonds africain de développement, le Fonds fiduciaire pour la dette et le Fonds d’investissement pour l’agriculture africaine. Nous n’oublions pas non plus les pays à revenu intermédiaire, qui ont aussi des poches de pauvreté, comme on vient de le voir en Tunisie.

Après la gestion de la crise en 2009, avez-vous modifié vos priorités ?

Nous sommes dans une logique de gestion de l’après-crise. Nos priorités : consolider les finances de la Banque et répondre aux nouveaux problèmes issus de la crise, comme l’instabilité sur le marché des denrées alimentaires et la hausse du prix du pétrole. Nous voulons aussi mettre l’accent sur la production d’énergie, l’intégration des économies régionales et la sécurité alimentaire.

En matière de développement régional, la BAD est déjà le premier bailleur de fonds. 60 % de notre portefeuille est consacré aux infrastructures. Et la moitié de ce montant est destinée à l’énergie. En 2011, je souhaite qu’une grande partie des investissements continue d’aller aux infrastructures. Nous travaillons surtout sur des formules de partenariat public-privé et sur la façon d’encourager le privé à se joindre à nous dans ce domaine.

Nous consacrons déjà, chaque année, 2,8 milliards de dollars au secteur privé. Et il faut savoir que l’action de la BAD a un effet levier de cinq : si nous mettons 2,8 milliards de dollars sur la table, c’est au final 14 milliards qui sont injectés avec nos partenaires dans l’économie africaine. L’an dernier, la BAD est passée d’un capital de 33 milliards à 100 milliards de dollars. Le souhait des actionnaires est de voir la banque engager plus d’actions dans les pays à faible revenu, notamment par des projets avec le privé. Ce sera ma priorité cette année.

La BAD finance 170 projets par an. Comment éviter le saupoudrage ?

La question, ce n’est pas le nombre, mais la qualité des projets. Nous avons fait le choix d’être présents là où nous étions le plus fort, dans les infrastructures. Imaginez un pays qui a une forte agriculture, mais qui perd 40 % de ses récoltes parce qu’il n’a pas de routes ou de structures de stockage. Imaginez un pays qui ne produit pas assez d’énergie : comment fonctionnent les hôpitaux et les écoles ? Mener 50 ou 100 projets, ce n’est pas la question. Ce qui est important, c’est le ciblage.

Pouvez-vous citer un projet qui symbolise votre action ?

Nous participons au financement du câble sous-marin [Main One Cable, NDLR] qui relie l’Afrique à l’Europe à travers l’Atlantique. Cette infrastructure de communication à très haut débit aura un impact très important sur la réduction du coût des activités économiques, mais aussi sur l’éducation, la santé…

Lors de votre investiture, en septembre, vous souhaitiez engager une « réflexion » dans les domaines où vos résultats « n’ont pas été à la hauteur ». À quoi pensiez-vous ?

La formation des hommes et des femmes dans le tertiaire, les sciences et la technologie est vraiment capitale. Nous avons regardé ce qui se fait en Asie et nous avons estimé que la formation du capital humain dans les domaines scientifiques est réellement un défi majeur. Nous souhaitons lui donner un coup de pouce, car nous n’avons pas atteint nos objectifs dans ce domaine.

On dit que l’Afrique intéresse à nouveau les investisseurs internationaux. L’avez-vous constaté ?

Sans doute. L’Afrique a mieux résisté à la crise économique qu’on ne le pensait. Un élément a été déterminant : le maintien de finances publiques saines. Un autre facteur a joué : le coût du risque africain commence à être évalué à sa juste valeur par les investisseurs. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des cabinets comme McKinsey. La combinaison de ces deux éléments nous aide beaucoup à développer l’activité, sauf dans les pays en guerre ou touchés par des troubles civils.

Les révolutions et les conflits actuels ne terniront-ils pas à nouveau l’image de l’Afrique ?

Il ne faut pas confondre révolutions et conflits. Ce qui se passe dans le nord du continent va dans le bon sens. Les révolutions conduisent à une Afrique meilleure. En revanche, le conflit ivoirien renvoie le pays vingt à trente ans en arrière.

Avec la crise, le taux d’impayés des prêts de la BAD a-t-il augmenté ?

Pas du tout. Le taux des impayés à la BAD était de 14 % en 2005, contre 3,5 % aujourd’hui. Il est surtout le fait du Zimbabwe, du Soudan et de la Somalie. Et dans le privé, le taux d’impayés est vraiment insignifiant.

Les bailleurs de fonds sont-ils à la hauteur des potentialités du continent ?

Un chiffre. Pour le financement du développement africain, l’aide publique au développement est de 40 milliards de dollars par an. Les moyens propres mobilisés par l’Afrique sont de 400 milliards de dollars. On peut dire, contrairement à ce que l’on entend souvent, que le continent finance petit à petit son propre développement.

Un avocat de la transparence

De passage à Paris, Donald Kaberuka a participé, les 2 et 3 mars, à la conférence mondiale sur l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), qui réunit États, groupes miniers et ONG pour livrer au grand jour les conditions des contrats d’exploitation des ressources minières et pétrolières. Seuls cinq pays africains (Ghana, Liberia, Centrafrique, Niger, Nigeria) répondent aux exigences de l’ITIE. Trop peu ? « Il ne faut pas oublier que l’adhésion à l’ITIE est volontaire. Je salue ces pays qui estiment que ce mécanisme les aidera à mieux gérer leurs ressources naturelles », plaide Donald Kaberuka. Pour lui, il faut aller plus loin et veiller à la bonne gestion de ces revenus pour les générations futures. « L’Afrique connaît le “paradox of plenty” – vous êtes riche et pauvre à la fois – ainsi que celui qui conduit souvent les pays riches en ressources naturelles à la guerre civile. Avec une meilleure transparence et plus d’efficacité, les deux paradoxes peuvent être évités. » J.-M.M.

Mais les deux banques centrales, celle d’Afrique de l’Ouest et celle d’Afrique centrale, ont des difficultés. Et les banques africaines ne sont pas toutes au mieux. Comment agir avec des relais mal en point ?

La question de la BCEAO [Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest] est surtout politique. Les problèmes de la Beac [Banque des États de l’Afrique centrale] ont été pris en charge tout de suite par les actionnaires. Quant aux systèmes bancaires et financiers africains, ils ont bien tenu face à la crise, grâce à une bonne régulation, une bonne supervision et des mécanismes de résolution des difficultés qui ont bien fonctionné. Nous n’avons pas connu de faillites à grande échelle comme on l’a vu ailleurs.

L’Afrique n’a-t-elle pas besoin d’institutions qui s’engagent davantage ? Face aux événements actuels, on n’a pas le sentiment d’une voix forte et unanime qui s’exprime au nom des pays africains…

Je ne suis pas d’accord. Dans la crise ivoirienne, l’Union africaine (UA) est présente, il y a cinq chefs d’État dans le panel. Le temps des putschs est terminé. Regardez comment l’UA a réglé la question soudanaise ! Il reste des progrès à faire, mais l’UA n’a pas les moyens de l’ONU. Il faut lui faire confiance, nous venons de très loin.

Redoutez-vous un effet de contagion des crises politiques ?

Il faut plutôt se demander quelles leçons tirer des événements de Tunisie, d’Égypte et même de Libye. C’est cela qui m’intéresse. Comment accompagner ces pays ? Quelles relations nouer avec eux ? La Tunisie vivait dans une bulle avec l’approbation de la communauté internationale. Je crois qu’il y a des leçons à tirer pour tout le monde.

Et vous-même, en avez-vous déjà tiré ?

Nous dialoguons avec les autorités tunisiennes, et nous reconnaissons que nous aurions pu mieux faire pour aider la Tunisie à accompagner les jeunes diplômés sans emploi, lutter contre l’exclusion sociale… Mais je ne crois pas que nous soyons les seuls à avoir fait une mauvaise lecture de la gouvernance de ce pays avant janvier 2011.

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