Batanga du Cameroun : du drame au miracle
À deux reprises, en 1880 puis entre 1914 et 1916, ce peuple faillit être décimé. Cent ans plus tard, il est temps de faire la lumière sur ces pages sombres de la colonisation.
-
Martin Ndendé
Martin Ndende est professeur en droit privé et sciences criminelles à la Faculté de droit et de sciences politiques de Nantes (France). Il enseigne également à Tulane (Nouvelle-Orléans, États-Unis) et à Ottawa (Canada). Il Il est conseiller juridique aux Nations unies.
Publié le 18 mai 2016 Lecture : 6 minutes.
L’histoire des Batanga est fort peu connue, c’est le moins que l’on puisse dire. Pourtant, ce peuple marin de la côte camerounaise lègue à l’Afrique et à la communauté internationale un passé hors du commun. Cent ans après la Première Guerre mondiale, conflit planétaire qui faillit entraîner son extermination, entre 1914 et 1916, et alors que l’Europe commémore de son côté le centenaire de ses propres malheurs, une voix forte et bouleversante s’élève aujourd’hui du fond du golfe de Guinée, depuis les côtes de Kribi.
C’est la voix des Batanga enfin debout ! La voix de l’Histoire et de la vérité qui s’impose au monde et mérite de trouver, d’urgence, une place dans la mémoire universelle. C’est le Doï da manga (« la voix de l’océan ») qui, si souvent, arrache des sanglots au célèbre pianiste et chef traditionnel batanga de Lobé, Eko Roosevelt, comme en « écho » aux douleurs et aux espoirs de sa communauté. Car cette histoire est doublement tragique, tout autant que miraculeuse.
Massacre, exil et exploitation
Protectorat allemand depuis 1884, le Kamerun a subi de plein fouet les combats qui ont déchiré le monde au cours de la Grande Guerre. Ceux-ci furent rudes à Kribi, port maritime et site stratégique de l’empire colonial du Reich en Afrique. Durant ce terrible conflit, pris entre le feu des forces allemandes d’un côté et celui des forces alliées franco-britanniques de l’autre, le peuple batanga a payé un lourd tribut.
D’abord dans le sang. Les survivants et grands témoins de cette guerre ont raconté comment ces hommes et femmes furent utilisés comme boucliers ou chair à canon pour faire reculer les alliés. Leur chef, le roi Wilhelm Madola Dimalè, suspecté de trahison, fut auparavant pendu, en même temps que d’autres grands résistants kamerunais.
Constatant que les combats viraient au massacre, les forces alliées eurent finalement la sagesse et l’humanité de faire évacuer la ville pour conduire la population, par navires entiers, loin des zones de combat. C’est ainsi que les Batanga prirent le chemin de l’exil à bord du Boma, du Hans-Woermann ou du Pothuau, avec, en tête de file, leur nouveau chef, le roi Charles Ndendé Bonyamoué.
Ici encore, ils payèrent un lourd tribut, cette fois à l’océan. Des familles entières périrent dans les flots en tentant d’atteindre, à la nage ou sur des esquifs de fortune, les bâtiments qui mouillaient au large de Kribi. On estime que les combats et noyades firent au total près de 10 000 morts.
Bon nombre de survivants entassés dans les cales des navires se rappelèrent quant à eux l’histoire des esclaves quittant leurs terres ancestrales sans espoir de retour. Ultime tragédie, après leur débarquement dans le sud-ouest du Cameroun sous administration britannique, durement exploités dans les plantations de thé et parqués dans les villages de Moliko, Buéa, Bolifamba, Mweastor, Moliwè ou Misselélé, beaucoup d’exilés moururent.
Les Batanga ont connu le massacre, l’exil, la traversée de la mer et, grâce au Ciel, son retour sur le sol natal
De maladie, de malnutrition, à la suite de conflits inévitables ou de l’absence de logements face aux intempéries, de désespoir pour les plus fragiles. Malgré la compassion de certaines populations locales, le « chemin de Moliko » restera ainsi à jamais un véritable chemin de croix dans la mémoire de ce peuple.
Retour sur les terres natales
C’est forcément avec une joie incommensurable que les populations batanga si dramatiquement déracinées retrouvèrent leurs villages et leur ville de Kribi, le 14 février et le 9 mai 1916, après que les autorités françaises et britanniques eurent miraculeusement décidé d’organiser leur retour sur les terres de leurs ancêtres, une fois le brasier de la guerre éteint dans le pays.
Comme je l’écrivais en novembre 2004 lors de l’intronisation de son nouveau chef supérieur, Michel Mahouve III, « toutes proportions gardées, ce peuple aura ainsi connu, comme dans l’histoire biblique, le massacre, l’exil, la traversée de la mer et, grâce au Ciel, son retour sur le sol natal ». Et c’est pourquoi, depuis un siècle, il prend grand soin de commémorer chaque année le « Febuary » et le « Mayi », à travers une grande fête traditionnelle, sur terre et sur mer, rendant en cette occasion un hommage exceptionnel à ses aïeux et, surtout, à son suprême protecteur, le « Maître de l’univers et des océans ».
Mais en vérité, un autre grand miracle, avant celui de 1916, permit au peuple batanga d’échapper à la disparition et de survivre à un premier drame : le bombardement punitif de la ville de Kribi, en 1880, par la marine britannique (dit « guerre de Dayas »).
La marine britannique lance l’assaut sur Kribi
Ce surprenant épisode, enterré dans les profondeurs abyssales de l’histoire coloniale, a été sauvé de l’oubli grâce à une monographie de l’historien camerounais Léopold Moume-Etia, rédigée en collaboration avec l’éminente chercheuse et égyptologue néerlandaise Candel Koelher, d’après une précieuse documentation qu’ils recueillirent in extremis (avant destruction) dans des archives abandonnées à la Cour internationale de justice de La Haye (Pays-Bas). Et c’est l’avocat Pierre M. N’Thepe, chef des Bonapriso à Douala, qui conserva cette relique.
Il en ressort que, dans un rapport au marquis de Salisbury rédigé le 18 juillet 1879, le consul anglais Hopkins faisait état d’un grave incident survenu à « Kribby » : les natifs de Batanga avaient enlevé un Blanc, le marin Govier, sujet britannique de la goélette Cyprus, et le gardaient prisonnier.
Pour le libérer, les ravisseurs exigeaient que ledit prisonnier acceptât d’ouvrir un comptoir commercial dans leur village de Grand Batanga, à l’image de ceux, opulents, que les Britanniques avaient établis à Douala et dans l’île de Fernando Poo (aujourd’hui Bioko, en Guinée équatoriale). Une demande maintes fois réitérée avait été adressée par les Batanga, sans suite favorable, au capitaine marchand Thomas Dayas, basé entre Douala et Fernando Poo.
Cette malheureuse « prise d’otages » (en fait un simple et minable chantage organisé par les chefs locaux) fut considérée par la marine britannique comme « un véritable outrage à la Couronne ». Les rapports officiels laissant entendre que le capitaine Dayas participa puissamment à cette surenchère, certains anciens lui attribuèrent, tout au moins en partie, la paternité du drame qui s’ensuivit. Tous maudissaient « la guerre de Dessi » (adaptation locale du patronyme anglais « Dayas »). Par mesure de rétorsion et malgré la libération de leur marin, les autorités britanniques ordonnèrent en effet de raser la ville.
Les populations batanga furent décimées, leurs villages systématiquement et implacablement rasés
Une armada composée de sept bâtiments militaires et de 250 hommes de troupes fut lancée à l’assaut des côtes de Kribi contre de pauvres indigènes désarmés. Les populations batanga furent décimées, leurs villages systématiquement et implacablement rasés.
Un massacre organisé, planifié, démesuré. Des rapports officiels remis à la Couronne confirment que les populations furent « sévèrement punies, leurs villes et villages incendiés, leurs canots et leurs domaines détruits », concluant cyniquement qu’« après le travail de complète destruction effectué dans la bonne humeur par les troupes », on déplora seulement deux morts par accident du côté des bataillons de la marine.
Aujourd’hui encore, les Batanga affirment tous que, tel un bouclier, c’est le « Maître de l’univers et des océans » qui les préserva d’un total anéantissement. Il va sans dire qu’une telle page de l’Histoire aurait, dans d’autres contrées du monde, suscité de très sévères qualificatifs dans la hiérarchie des actes criminels hautement condamnables.
Il est temps que les historiens se penchent sur ces tragédies de la colonisation qui ont failli entraîner l’extermination de communautés humaines et méritent de ce fait d’être connues, étudiées par les spécialistes, enseignées dans les universités du continent et racontées aux jeunes générations.
Les Allemands, les Français et les Britanniques devraient pleinement assumer cette histoire
Les Batanga se présentent depuis toujours comme un peuple façonné de spiritualité, qui a appris à regarder vers l’avenir et ne nourrit de rancune à l’égard d’aucune puissance coloniale. À leurs yeux, en ce centenaire du « Febuary » et du « Mayi », les atrocités, tout comme les miracles, sont à confier à Dieu et à l’Histoire.
Les Allemands, les Français et les Britanniques devraient pleinement assumer cette histoire et revenir aujourd’hui, courageusement et sereinement, aux côtés de l’État camerounais, à la rencontre de ce peuple pour l’aider à se reconstruire et à bâtir son avenir. Un avenir commun dans une ville maritime très riche en ressources naturelles. Tout est résumé dans les douces mélodies de Doï da manga déclamées au pied des chutes de la Lobé par Eko Roosevelt : « Chantez, réjouissez-vous, dansez, aimez-vous, car ce grand jour est enfin arrivé ! »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Aérien : pourquoi se déplacer en Afrique coûte si cher ?
- Au Bénin, arrestation de l’ancien directeur de la police
- Algérie : Lotfi Double Kanon provoque à nouveau les autorités avec son clip « Ammi...
- L’Algérie doit-elle avoir peur de Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État améric...
- Pourquoi l’UE s’apprête à accorder un nouveau soutien à l’intervention rwandaise a...