L’étau des majors se desserre
Confrontés au manque de profitabilité de leurs activités de raffinage et de distribution, les grands groupes pétroliers internationaux se recentrent sur l’exploration et la production. L’espace qu’ils libèrent attire les sociétés asiatiques et africaines.
Le recul de 1,5 % en 2009 de la demande mondiale de pétrole, fut-il inédit, n’était qu’une pause. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit dès cette année une reprise de la demande de 1,7 %. Le salut du secteur – et de l’économie mondiale, qui dépendra encore longtemps des hydrocarbures – tient donc à sa capacité d’investir dans l’exploration et la production (E&P) malgré la baisse conjoncturelle de ses revenus.
Or les investissements mondiaux ont chuté de 16 % en 2009 et devraient, au mieux, progresser de 5 % en 2010, sinon se stabiliser. Dans ce contexte, l’Afrique fait figure d’exception. Avec près de 10 % des réserves de la planète, le continent attirera 30 % des investissements mondiaux dans l’offshore d’ici à 2030. C’est donc logiquement qu’ils ont continué de progresser de 4 % en 2009, à l’inverse de la tendance mondiale.
Trouver les ressources financières pour investir sur le long terme est vital. Et la réponse des marchés à ce contexte anxiogène, avec un baril de pétrole brut (indice WTI) dépassant les 70 dollars depuis la fin de l’année 2009 (soit un bond de 80 % en un an), semble ne pas suffire à apaiser les inquiétudes. Afin de réduire leurs coûts, les majors font le point sur leurs actifs, élaguent les branches les moins profitables et se recentrent sur les plus rentables.
Produire plus et mieux
Durement touché par des baisses importantes de ses marges, avec une chute de 44 % des résultats nets chez les principaux acteurs au premier trimestre 2009, le secteur aval (distribution et raffinage) est en première ligne. Sur le continent africain, « mis à part Total, toutes les majors procèdent au recentrage de leur activité vers l’amont, qui représente plus de 80 % de leurs profits », explique Stanislas Drochon, consultant spécialisé dans l’aval pétrolier en Afrique chez PFC Energy.
« Nous partons de trois constats, note de son côté Marc Specque, directeur de la communication à Shell France : la demande sur le long terme va croître de manière exponentielle et nous aurons du mal à la satisfaire d’ici à 2050 ; l’offre aura technologiquement du mal à suivre – il faut aller de plus en plus profond, le traitement des huiles est plus complexe, etc. ; et, enfin, nous devons produire plus et mieux, c’est-à-dire sans impact sur l’environnement. »
Avec 63 % de baisse de son résultat net dans l’aval en un an, le groupe anglo-néerlandais a de quoi justifier la vente de ses actifs aval un peu partout sur le globe. En Afrique, il reste discret, et ce malgré les rumeurs de fermeture qui plombent le climat social, comme au Sénégal. « Shell est dispersé et souhaite se concentrer sur ses activités d’exploration et de production de gaz et de pétrole, poursuit Marc Specque, nous souhaitons être des pourvoyeurs d’énergie à long terme. Et en 2050, le gaz, le pétrole et le charbon seront toujours les énergies les plus utilisées. »
Il y a cinq ans, « Shell était implanté sur tout le continent ; mais depuis, sa stratégie est plus floue, et son positionnement dans l’aval plus erratique », note un spécialiste du secteur. Ce désengagement (terme banni dans les hautes sphères des majors) des compagnies historiques dans l’aval n’est pas forcément une mauvaise affaire pour le continent.
Les actifs de Chevron rachetés
Les actifs délaissés sont notamment convoités par les compagnies locales et régionales, dont les velléités sont exacerbées depuis la libéralisation du secteur au début des années 1990 : « Par exemple, en Éthiopie, la concurrence est arrivée avec des sociétés locales plus compétitives car elles ne supportent pas les mêmes charges et ne respectent pas les mêmes standards HSE [hygiène, sécurité, environnement, NDLR] ; parfois même les standards de qualité sont abaissés pour accroître encore la rentabilité », analyse Stanislas Drochon.
Très offensifs, le sud-africain Sasol, Libya Oil ou encore l’ivoirien Petroci ont le champ libre : ce dernier crée le groupe Corlay avec la société nigériane MRS et rachète en septembre 2008 les actifs de Chevron en Afrique, présent dans six pays à travers 600 stations-service. Le groupe américain a d’ailleurs annoncé début février une baisse de ses investissements de 5 % en 2010 : la baisse de 37 % de son chiffre d’affaires au quatrième trimestre 2009 n’est pas étrangère à cette décision.
Shell négocie de son côté avec quatre prétendants africains : MRS-Petroci, Sasol, Libya Oil et Afriquia (groupe Akwa, Maroc). Selon nos informations, le dénouement surviendra en mars, alors qu’au Sénégal les « petites » rongent leur frein : Elton, Eydon ou encore Touba Oil profiteraient bien du départ du groupe anglo-néerlandais pour se développer. « Les gros laissent tellement de place que les compagnies régionales ont de quoi s’étendre », souligne Joël Dervin, directeur général de la Société ivoirienne de raffinage (SIR) et président de l’Association des raffineurs africains (ARA).
Raffineries non viables
La donne est sensiblement différente dans le raffinage, où les groupes africains éprouvent les mêmes difficultés que les européens. Financièrement acculée, la SIR a ainsi dû fermer sa raffinerie d’Abidjan pendant une semaine à la fin du mois dernier : « La hausse des cours et l’impossibilité d’augmenter nos marges dans les stations-service ont fait fuir les banquiers », regrette Joël Dervin.
Au Sénégal, le contexte économique pousse le gouvernement à bloquer les prix à la pompe et, de facto, à réduire les marges du raffineur : « Normalement, nous révisons les prix toutes les quatre semaines, mais aujourd’hui toutes les hausses ne sont pas répercutées, souligne une source proche de la Société de raffinage africaine (SAR, à 80 % publique). Pourtant, le marché existe, nous avons même du mal à couvrir la demande. Pour y arriver, il faudrait produire 3 millions de tonnes au lieu de 1,3 million aujourd’hui. Et on pourrait exporter au Mali et en Guinée-Bissau. » C’est tout l’objet de la recapitalisation en cours de la SAR. Dans un premier temps, Saudi Binladin Group (SBG) et Saudi Aramco doivent en acquérir 34 % des actifs, puis 54 % une fois que les investissements nécessaires à l’augmentation de la capacité auront été effectués. La somme investie pourrait avoisiner les 210 milliards de F CFA (320 millions d’euros).
Le désengagement des majors n’altère donc pas le dynamisme de l’aval africain. Même s’il est relatif : les projets de raffinerie sur le continent représentent 3 % des projets mondiaux, alors que l’Asie truste à elle seule 45 % des projets. La localisation de la demande mondiale d’hydrocarbures – principalement située en Asie, qui importe jusqu’à 77 % de ses besoins et où la consommation énergétique a été multipliée par deux entre 1970 et 2006 – explique en partie cette situation.
En outre, « les asiatiques perçoivent le continent africain comme un marché d’avenir », estime Joël Dervin. En effet, poussés dans un premier temps par leurs propres besoins, ils voient dorénavant en Afrique un gros potentiel commercial : la demande énergétique du continent, lequel vient de dépasser le milliard d’habitants, ne va pas ralentir. A contrario, la demande dans les régions de l’OCDE se tasse (du fait de la hausse du prix à la pompe et des politiques pour les économies d’énergie), incitant les multinationales traditionnelles à se concentrer sur des produits rentables. Enfin, l’aval peut être une porte d’entrée pour une région qui, malgré la puissance financière de ses compagnies (la chinoise PetroChina est devenue la première capitalisation mondiale), a du mal à prendre des parts dans l’E&P.
Soutien politique
Ainsi, le 21 mars dernier, la société indienne Essar Energy Overseas remportait l’appel d’offres kényan sur les parts détenues par BP, Chevron et Shell (50 % au total) dans la Kenya Petroleum Refineries Ltd (KPRL), propriétaire d’une raffinerie à Mombasa. Le cas kényan n’est pas isolé, car la plupart des projets de raffinerie en gestation sur le continent associent un investisseur asiatique, chinois, coréen, malaisien ou indien. En avril 2009, la compagnie pétrolière nationale nigériane (NNPC) a autorisé le géant énergétique indien ONGC Mittal Energy Ltd (Omel) à construire une raffinerie au Nigeria, conformément à ses engagements, en échange de permis d’exploration ; dans le même temps, l’indien Reliance Industries (RIL) a acquis le groupe de négoce pétrolier Gulf Africa Petroleum Corporation (Gapco), basé en Tanzanie.
Indian Oil est largement implanté dans la distribution de carburant sur l’île Maurice, tandis que les Chinois de la CNPC ont une part majoritaire dans la raffinerie d’Adrar, en Algérie, ainsi que deux projets de raffinerie au Tchad et au Niger… et il y a également l’accord de prêts entre les États chinois, nigérian et soudanais pour la construction de raffineries. Sans gonfler le « mythe de la présence chinoise en Afrique », comme l’estime le chercheur du Cirad Geert Van Vliet, la présence asiatique dans l’aval se renforce, aidée non seulement par le désengagement des « Big Five » (Total, BP, Chevron, Shell, ExxonMobil) mais aussi par le système « pétrole contre infrastructures ». Par ailleurs, la pression des politiques ne faiblit pas : en janvier, la visite d’une délégation chinoise de quatorze pays en un mois ou encore, le même mois, celle de spécialistes et de ministres indiens au Nigeria (d’où l’Inde importe 15 % de son pétrole) en témoignent. Cette dynamique asiatique dans l’aval cache mal une réalité plus complexe dans l’amont.
Monopole dans la production
Mis à part le rachat d’Addax Petroleum par Sinopec en juin (450 millions de barils de réserves en Afrique), ce sont plutôt les revers qui ponctuent l’offensive asiatique dans l’amont. Comme le rappelle une étude de l’IFP parue en novembre dernier, « les compagnies chinoises se heurtent de plus en plus fréquemment à une certaine hostilité de la part des pays où elles tentent d’entrer : cette année, la CNPC a été déboutée par le gouvernement libyen pour le rachat de Verenex – qui n’est pas sans rappeler la tentative de rachat d’Unocal, finalement absorbé par Chevron en 2005 -, et la CNOOC par le gouvernement nigérian dans sa tentative de prendre la place de majors sur certains blocs ». Également, ainsi que le tempère une autre étude de Chatham House, les « Big Five » détiennent toujours la grande majorité des réserves en Afrique. Et c’est peut-être pour ne pas perdre leur suprématie historique sur ces activités les plus génératrices de bénéfices qu’elles daignent donner du mou à leurs activités les moins rémunératrices.
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