Maroc – France : les dessous d’une réconciliation sous condition
L’urgence sécuritaire, l’amicale médiation de certains socialistes et la collaboration de deux ministres de la Justice que tout oppose auront permis à Rabat et Paris de se réconcilier après un an de brouille diplomatique. Ouf…
Le 21 janvier, la relation, jadis qualifiée d’"exception", entre la France et le Maroc avait du plomb dans l’aile. Ce jour-là, le chef de la diplomatie marocaine, Salaheddine Mezouar, annonçait l’annulation de sa visite de travail prévue le surlendemain et son report sine die, alors qu’elle avait été présentée, côté marocain, comme une réponse à l’offre de Laurent Fabius de se rendre au Maroc, formulée le 15 janvier devant le Sénat.
"Je compte me rendre prochainement personnellement dans ce pays, qui, je le répète, est l’ami de la France", avait alors assuré le chef de la diplomatie française. Raté ! Faut-il y voir une riposte aux propos de Christiane Taubira lors des obsèques du dessinateur de Charlie Hebdo, Tignous, le 15 janvier. La ministre française de la Justice avait rappelé qu’au Maroc il était "plus prudent de ne pas vouloir représenter le roi".
Lèse-majesté, se sont écriés en choeur des éditorialistes marocains. Oui, mais une réalité, exprimée d’ailleurs en des termes très… prudents. Ce cycle de quiproquos et d’ouvertures aussitôt refermées a pris fin. Le déclic, d’après des informations obtenues par J.A., est venu d’un échange téléphonique entre les deux chefs d’État, durant la semaine du 26 janvier.
>> Lire aussi : Mohammed VI à Paris pour mettre fin à un an de brouille diplomatique
Une première depuis la brouille déclenchée le 20 février 2014 par la convocation impromptue d’Abdellatif Hammouchi, directeur général de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), par la justice française. Visé par plusieurs plaintes pour torture, le patron du contre-espionnage marocain n’avait pas été inquiété physiquement, puisqu’il ne se trouvait plus sur le territoire français au moment où sept policiers ont frappé à la porte de la résidence de l’ambassadeur du royaume, à Neuilly-sur-Seine.
Avec le recul, personne n’avait anticipé les conséquences de cette "gifle de Neuilly".
Le jour même, le ministre marocain de l’Intérieur, Mohamed Hassad, était reçu place Beauvau pour un point sur la coopération sécuritaire avec la France, mais aussi avec l’Espagne et le Portugal. Qu’une convocation judiciaire d’un haut responsable marocain soit venue conclure ce "G4" des ministres de l’Intérieur, cela a fortement agacé Rabat. En l’absence d’une "réponse à la hauteur", la coopération judiciaire est suspendue unilatéralement dès le 27 février par la partie marocaine. À l’époque, François Hollande et Mohammed VI s’étaient parlé au téléphone, mais, selon plusieurs personnes familières du dossier, le président français "n’a pas trouvé les mots", serait "resté sur une réserve très républicaine".
Avec le recul, personne n’avait anticipé les conséquences de cette "gifle de Neuilly". La crise qui a suivi a même rappelé aux chroniqueurs de la relation bilatérale les années grises de la présidence de François Mitterrand et "l’affaire Gilles Perrault", du nom de l’auteur de Notre ami le roi. Fin avril 2014, Mohammed VI se rend en visite privée en son château de Betz (Oise) et ne répond pas au nouveau coup de fil de François Hollande. Des fuites médiatiques expliqueront plus tard que la visite royale "ne comportait pas d’agenda politique". Cet épisode semble désormais loin, mais pas oublié.
Le 1er février dernier, le Premier ministre français, Manuel Valls, et la princesse Lalla Meryem ont présidé à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris, une cérémonie de remise de décorations au nom de Mohammed VI. Ces Wissam alaouites distinguaient un catholique, un juif et un musulman. Valls, ancien maire d’Évry, s’est félicité de l’honneur fait à Michel Dubost, Michel Serfaty et Khalil Merroun, trois dignitaires religieux de l’Essonne.
Principe de subsidiarité
Considéré dans la galaxie socialiste comme un "ami du Maroc", à l’instar d’Élisabeth Guigou, présidente de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale et native de Marrakech, qui n’a pas non plus ménagé ses efforts, le Premier ministre souhaite se projeter dans l’avenir : "C’est l’occasion pour moi de saluer l’amitié entre la France et le Maroc. Il peut y avoir parfois des incompréhensions, mais la force de l’Histoire, les liens d’amitié, ce bond permanent qui existe entre nos deux pays ont un rôle essentiel. Chacun de l’autre côté de la Méditerranée, ce lien résiste à tout."
Cette détente des relations politiques a été gravée dans l’accord de coopération judiciaire signé entre le ministre marocain de la Justice et des Libertés, El Mostafa Ramid, et la garde des Sceaux française, Christiane Taubira. Après deux jours de travail, les 29 et 30 janvier, les deux parties sont convenues d’un amendement de la convention d’entraide judiciaire. Cet accord aux détails arides est le résultat de discussions très techniques entre les représentants des deux systèmes judiciaires.
En suspendant l’accord de manière unilatérale, le Maroc avait fait de la convention d’entraide judiciaire la pomme de discorde. Beaucoup d’encre a coulé à propos des exigences marocaines. Côté français, on justifiait le blocage des discussions par le principe intangible d’indépendance de la justice. "Ce qui nous est demandé va à l’encontre de la Constitution", expliquait, il y a encore quelques semaines, un diplomate français.
Plus récemment, l’ambassade du Maroc en France a démenti que le royaume avait demandé l’immunité diplomatique pour ses hauts responsables. "C’est faux, affirme l’un d’entre eux. Et ce serait une erreur. Réclamer l’immunité ou l’impunité équivaudrait à un aveu de culpabilité. Dans l’affaire de la plainte visant Hammouchi, les plaignants sont eux-mêmes des personnes condamnées" par la justice marocaine.
Raisonnement logique
À cheval sur le respect de leur souveraineté juridique, les autorités du royaume ont un raisonnement qui tient la route : "Notre coopération judiciaire était imparfaite. Ce qui nous dérange n’est pas la plainte déposée contre le patron de la DGST, mais le fait que les magistrats de liaison n’aient été avisés ni avant, ni pendant, ni après la procédure, alors que la plainte avait été déposée au nom de Marocains, pour des allégations de faits supposés au Maroc, contre un responsable marocain."
À l’avenir, les deux justices devront accorder leurs violons. "Sans s’immiscer dans le fonctionnement de la justice française, ni faire obstacle aux procédures, le Maroc exige d’être informé et associé aux procédures le concernant. C’est tout le sens d’une coopération entre deux États", confirme une source judiciaire marocaine. Après leur échange téléphonique, François Hollande et Mohammed VI ont donné instruction à leurs ministres de la Justice d’accélérer leurs discussions. Objectif : parvenir à un accord avant le 20 février, jour anniversaire de la "gifle de Neuilly"…
La solution retenue s’appuie sur le principe de subsidiarité, les deux justices se mettant d’accord sur leur complémentarité et organisant les compétences de chacun. Le Maroc est signataire des conventions internationales (et récemment des protocoles additionnels) contre la torture, rappellent les officiels à Rabat. "Les critères de compétence de chaque système judiciaire seront clarifiés, ajoute un haut fonctionnaire marocain associé aux discussions. Je ne peux pas vous en dire plus parce que l’accord finalisé doit être validé au niveau de chaque gouvernement, puis des Parlements respectifs, et éventuellement des autorités constitutionnelles."
Les magistrats de liaison ont repris leurs fonctions
Dans l’immédiat, les magistrats de liaison ont repris leurs fonctions au sein de leurs ambassades respectives. Ils auront fort à faire. On évoque des centaines de dossiers en souffrance. "Un programme de travail et des moyens supplémentaires ont été décidés pour assurer le retour à la normale", confirme une source diplomatique. Si les affaires pénales sont les plus spectaculaires, le retard pris concerne surtout un grand nombre de citoyens des deux pays et notamment les binationaux et les couples mixtes. D’autres dossiers demanderont aussi un surcroît de travail.
Il est évident que le contexte créé par les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, les 7 et 9 janvier, a précipité la volonté de réconciliation des deux appareils sécuritaires.
Si le coup de gueule très calibré de Salaheddine Mezouar dans J.A. en janvier a fait prendre conscience à Paris de la gravité de la situation, il est évident que le contexte créé par les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, les 7 et 9 janvier, a précipité la volonté de réconciliation des deux appareils sécuritaires. Depuis le 7 janvier, les ténors de la droite française ont regretté, dans un unanimisme remarquable, la perte d’un allié précieux dans la lutte antiterroriste et soulignent la nécessité de rebâtir une relation de confiance.
Notamment trois anciens ministres de l’Intérieur de droite : Charles Pasqua, l’ancien président Nicolas Sarkozy et le fidèle lieutenant de ce dernier, Claude Guéant. Pour ceux qui n’avaient pas reçu le message, le "Squale" Bernard Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur (qui connaît personnellement Hammouchi), y est aussi allé de sa saillie.
Respect de la souveraineté
L’urgence sécuritaire au secours de la relation bilatérale ? À Rabat, cette explication ne plaît franchement pas. D’abord parce que le Maroc estime qu’on ne peut pas lui demander une coopération, qui a toujours été sans faille, sans marquer publiquement le respect de la souveraineté qu’il mérite. "On ne peut pas voir son principal responsable des services de renseignements traité avec autant de légèreté et continuer l’échange d’informations comme si de rien n’était", glisse, dans un sourire de façade, un haut responsable marocain qui demande à ne pas être cité.
Dans les faits, "la coopération antiterroriste a beaucoup diminué entre les deux pays mais elle n’a pas totalement cessé", poursuit-il. L’Espagne a joué les messagers tout au long de 2014. Les services français ont laissé entendre que l’un des jihadistes français, Amedy Coulibaly, s’était rendu au Maroc en 2014. Même s’il n’était pas surveillé par les services antiterroristes français, cette information a certainement dû raviver les regrets des pros du renseignement.
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