Chafik Chraïbi : « Au Maroc, la question de la sexualité reste taboue »

Chafik Chraïbi, président de l’AMLAC (association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin) a été démis de ses fonctions de chef de service de la maternité des Orangers, à Rabat. En cause, un reportage réalisé par France 2 sur les avortements clandestins au Maroc, tourné dans son service et dans lequel il témoigne. Le professeur revient pour ‘Jeune Afrique’ sur ce limogeage.

Chafik Chraïbi a été limogé suite à la diffusion d’un reportage sur l’avortement clandestin. © Hassan Ouazzani pour J.A.

Chafik Chraïbi a été limogé suite à la diffusion d’un reportage sur l’avortement clandestin. © Hassan Ouazzani pour J.A.

Publié le 12 février 2015 Lecture : 5 minutes.

Jeune Afrique : Quand et comment avez-vous appris votre limogeage ?

Chafik Chraïbi : Le 27 janvier. Je suis arrivé à la maternité, comme d’habitude, et là, j’ai appris que j’avais été remplacé. Je n’ai pas compris. En fait, dès l’annonce de la diffusion du reportage d’Envoyé spécial sur l’avortement clandestin au Maroc, le ministère de la Santé s’est mis à s’agiter. Une enquête a été lancée, j’ai été convoqué par le conseil de l’Ordre des médecins, qui m’a dit n’avoir rien à me reprocher. Et puis des gens du ministère sont venus visiter les locaux de la maternité, poser des questions à mon équipe sur les conditions du tournage.

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Houcine El Ouardi, ministre de la santé, a saisi la faculté de médecine et la commission scientifique. J’ai rencontré le doyen, qui préside la commission et il m’a affirmé ne pas être en mesure de démettre un chef de fonctionnaire d’un hôpital public. Il peut seulement juger de ma capacité à enseigner, ce qui n’a rien à voir. La décision vient directement du ministère.

>> Voir aussi l’infographie : entre clandestinité et tabous, dix choses à savoir sur l’avortement au Maghreb

Qu’est-ce qu’on vous reproche ?

Tout d’abord, d’avoir nui à l’image du Maroc. Alors qu’au contraire, j’ai trouvé le reportage juste et nuancé. Il montre un pays moderne, sur la bonne voie, qui se préoccupe de ses habitants. C’est le sentiment de beaucoup de téléspectateurs : le reportage a très bien marché, autant au Maghreb qu’en Europe.

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Ensuite, on me reproche d’avoir laissé les journalistes tourner sans autorisation, sans demander le consentement aux gens que l’on voit ou que l’on entend dans le reportage. C’est bien sûr faux. D’une part, les journalistes de France 2 ont les autorisations du ministère de la Communication. D’autre part, ils sont restés deux semaines à la maternité. Il serait inquiétant que des personnes sans autorisation puissent passer autant de temps dans nos services sans que personne ne réagisse.

L’OMS déclare 200 000 avortements par an au Maroc, entre 450 et 600 par jour.

De plus, nous n’avons filmé personne sans son consentement. Nous avons enregistré la déclaration d’une consoeur, par téléphone, et avons retransmis la séquence. Mais France 2 a les rushs dans lesquels on m’entend prévenir ma consoeur que nous sommes en plein tournage. Elle a été convoquée et soumise à de nombreuses pressions. Elle a dit des choses pour s’en sortir, sur lesquelles elle est revenue depuis. Enfin, le ministère me reproche les chiffres que l’AMLAC avance, c’est à dire entre 600 et 800 avortements par jour.

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Avec 600 000 naissances par an au Maroc, ça signifierait qu’une femme enceinte sur quatre avorte. D’où tenez-vous vos informations ?

Il s’agit d’une enquête réalisée par l’AMLAC, et ces chiffres concernent tous les types d’avortements clandestins, qu’ils soient réalisés par une tierce personne ou que ce soit un avortement plus traditionnel, avec des produits chimiques, du verre pillé… Bien sûr ce sont des informations difficiles à chiffrer. Mais l’OMS déclare 200 000 avortements par an au Maroc, entre 450 et 600 par jour. C’est assez proche. Et puis si le ministère déclare que ces chiffres sont faux, qu’ils donnent les leurs !

>> Voir aussi : carte interactive : droit à l’avortement, l’Afrique entre tabou et désinformation

Aviez-vous déjà été entravé dans votre travail ?

Jamais. J’ai participé à des dizaines de reportages, d’interviews, de la presse marocaine et étrangère. C’est la première fois qu’on me bloque, je ne comprends pas pourquoi ce reportage précisément provoque un tel scandale.

Quel est votre recours aujourd’hui ?

Je suis toujours médecin, donc je continue à exercer : je fais des consultations et des opérations. Mais concernant mon poste de chef de service, je vais aller en justice, saisir le Tribunal administratif. J’ai derrière moi énormément de soutiens : des personnalités de la société civile, des partis politiques, des confrères médecins, beaucoup de gens sur les réseaux sociaux [une page de soutien a été créée sur Facebook : elle compte à ce jour près de 12 000 inscrits, NDLR] ainsi que le Conseil national des droits de l’homme. Bien sûr je suis toujours gynécologue, et surtout, je suis toujours à la tête de l’AMLAC, et c’est le plus important.

L’agitation médiatique autour de votre limogeage pourrait-elle servir la lutte contre l’avortement clandestin ?

Oui, plusieurs partis politiques ont pris contact avec moi pour me proposer de travailler sur le sujet. Même le ministre de la Santé commence à le dire dans les médias. Il est médecin, il était acquis à notre cause, le Congrès que l’on a organisé en 2012 pour sensibiliser les gens étaient sous son patronage. Mais il n’a rien fait pour faire avancer la loi, alors il est temps qu’on prenne le taureau par les cornes, qu’on mobilise toute la société et qu’on travaille sérieusement sur le sujet.

En 2012, le Premier ministre, Abdelilah Benkirane, se disait prêt à autoriser l’avortement en cas de viol ou d’inceste. Où en est cette promesse ?

Nulle part. Il a dit ça, et puis plus rien. Je lui ai envoyé de nombreux courriers, ils sont restés sans réponse. La société marocaine est schizophrène : on dit que l’on veut se moderniser et protéger les habitants, mais la question de la sexualité reste taboue. Il faut l’évoquer. C’est un problème strictement médical. Les avortements mal faits, les septicémies, les infections, les suicides, les crimes d’honneur, les abandons et les infanticides sont un vrai problème de la société marocaine, que l’on doit résoudre une bonne fois pour toute.

La Tunisie a été le premier pays d’Afrique et le premier pays du monde arabe à légaliser l’avortement, sans condition, en 1973. Pensez-vous que le Maroc pourra un jour bénéficier de la même législation ?

Je l’espère. Il faut constater que la majorité des pays riches ont adopté l’avortement, et que la majorité des pays en voie de développement l’interdisent toujours. En Afrique, il y a la Tunisie, bien sûr, le Cap-Vert, l’Afrique du sud et plus récemment, le Mozambique. C’est trop peu. Ce genre de libéralisation est primordial pour qu’un pays se développe : on améliore la santé des femmes, on évite l’abandon des enfants, on limite les dépenses des ménages… J’espère sincèrement que le débat qui est lancé depuis l’annonce de mon limogeage, le 10 février, permettra à la société marocaine de progresser.

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text-align:Elena Blum

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