Mayotte : peau comorienne, masques français…
« Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. », Alexis de Tocqueville.
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Dénètem Touam Bona
Dénètem Touam Bona enseigne la philosophie à Mayotte et est l’auteur d’un essai philosophique et littéraire sur le marronnage, « Fugitif, où cours-tu ? » (éd.PUF, 2016).
Publié le 13 juin 2016 Lecture : 13 minutes.
« Non, c’est pas possible, tu déconnes ! … » ; à chaque fois que je tente d’expliquer ce qui se passe à Mayotte, c’est d’abord à l’incrédulité que je me heurte. Mayotte, c’est l’impossibilité d’une île, impossibilité en premier lieu de dire ce qui s’expérimente sur cette île : les mots, les expressions, les catégories employées pour en rendre compte étant depuis longtemps corrompus et sclérosés. Tel un mauvais djinn, un désir d’apartheid – le rêve pathogène d’une communauté homogène – possède Mayotte : une île asphyxiée par sa propre frontière où schizophrénie et paranoïa vont de pair, et où l’on chasse l’étranger, village après village, au plus profond de soi-même.
Cette chasse à l’homme n’épargne pas nos établissements scolaires où du jour au lendemain, sans prévenir, des élèves disparaissent. On les retrouve parfois sur la place de la République de Mamoudzou, dormant à même le sol avec leur famille, sans même un bout de toile pour les protéger des intempéries et des regards agglutinés aux grilles de ce camp sans nom. Ce ne sont pas des réfugiés mais les expulsés de la République : les bannis du « vivre ensemble ». Dans l’école de ma fille, un nouveau jeu est à la mode, une répétition de ce qui se passe au dehors : « les gendarmes et les Anjouanais »… Plus que jamais, « Mdzuani » (« Anjouanais ») cingle l’air comme une insulte et laisse des traces indélébiles dans l’âme et le cœur vulnérables des enfants de Mayotte perçus comme tels, des « enfants maudits » (Didier Eribon). « Être nommer ceci ou cela, c’est être condamné à être ceci ou cela, et à n’être que ceci ou cela. » (1) « Comorien » est devenu un terme cancérigène, un synonyme d’« étranger » et donc de « délinquant » : on ne le prononce plus, on le crache, surtout sur les ondes ! Et l’on s’étonne un jour de voir des milices sillonner nos rues et des pogroms se produire… Au shungu (2) – une institution millénaire à l’origine des formes de sociabilité de l’archipel des Comores – a succédé une « politique de l’inimitié » dont Achille Mbembe, dans son dernier livre, dresse minutieusement le portrait.
Ce ne sont pas des réfugiés mais les expulsés de la République : les bannis du « vivre ensemble »
« Mayotte asphyxiée »
De l’autre côté du miroir, par-delà les mirages du « migrant » et la soif d’exotisme du « mzungu » (« métropolitain »), les luxuriantes collines de Mayotte renferment une vaste garenne – une chasse à l’homme s’y déroule en permanence à ciel ouvert. L’humain(e) poursuivi(e) est le frère, le cousin, la grand-mère du « Mahorais » : il vient des autres îles de l’archipel des Comores. « Je cherche effectivement, déclare le lieutenant-colonel Guillemot, à mettre les étrangers en situation irrégulière dans un climat d’insécurité. Ils doivent savoir qu’on peut les contrôler à tout moment. Ils doivent le craindre. C’est aux personnes en situation irrégulière de se sentir en insécurité. Cette insécurité est nécessaire ». (3) À l’opinion ressassée ad nauseam par les médias et hommes politiques que l’immigration est source d’insécurité, l’officier de gendarmerie substitue l’idée que le maintien de la paix exige une pédagogie de la terreur vis-à-vis des « clandestins ».
Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que la police partage désormais son monopole de la traque légitime avec des collectifs d’habitants aussi anonymes que les tracts nauséabonds que ces derniers propagent sur les réseaux et les murs du 101e département. « Mayotte asphyxiée », tel est le titre du tract téléchargeable depuis le 28 avril 2016 sur le site web du groupe Kwezi (4) (radio/télévision/quotidien). À sa lecture, je suis resté sans voix : « Une manifestation et une action d’expulsion pacifiques contre l’immigration clandestine aura lieu le dimanche 15 mai 2016. Point de départ : au plateau de Boueni, à 6 h, pour le tour de la commune. Suivi d’un grand Voulé [un barbecue festif]. » Qu’une opération de ce type ait pu avoir lieu, bien qu’elle ait été annoncée près de trois semaines à l’avance, en dit long sur la banalisation d’une certaine xénophobie et sur la complicité des médias, des élus, des autorités locales dans la prolifération, sur une grande partie de l’île, des exactions commises à l’égard des « Comoriens » : harcèlements, insultes, ratonnades, pillages et incendies d’habitations, menaces et intrusions chez des personnes hébergeant des « décasés », etc.
Micro-fascisme tropical
À chaque fois, ces « actions d’expulsion » prennent la forme d’un sinistre charivari où les battements de casseroles le disputent aux chants et aux hurlements vengeurs des bouenis (« femmes »). À Tsimkoura, là où tout a commencé en janvier, près de cent habitants ont procédé à une battue à travers leur commune et se sont « vêtus de rouge pour se reconnaître » (Flash info, 19 janvier), à défaut de pouvoir épingler une étoile jaune sur la poitrine d’un « envahisseur comorien » d’autant plus perfide qu’indiscernable de soi : un ennemi intérieur qui chaque jour, dans les éditoriaux des médias locaux, se fait plus menaçant (5).
Mais sans le climat d’impunité qui règne à Mayotte, la chasse aux « Comoriens » n’aurait pu prendre de telles proportions, ce que ne cesse de dénoncer Maître Ghaem évoquant des « mairies qui accueillent ouvertement ces collectifs de villageois en leur sein, effectuant des photocopies pour leurs tracts, organisant autour des « décasages » des « voulés festifs » (Journal de Mayotte, 5 juin). Comme le dénonce la Cimade, l’absence de réaction de la Gendarmerie et de la Préfecture « cautionne l’impunité de ces collectifs et leur offre la possibilité de développer ce type d’actions illégales et xénophobes » (6) . Ce qui est encore plus troublant, c’est qu’une partie des membres de ces milices soit issue, selon une consultante qui a préféré garder l’anonymat, de « conseils citoyens » (politique de la ville). On comprend mieux pourquoi ces collectifs aiment tant employer la novlang républicaine – « retour à l’État de droit », « vivre ensemble », « valeurs de la République » –, pourquoi ils présentent systématiquement leurs actions xénophobes comme des « initiatives citoyennes ».
L’État laisse faire le sale travail par la population
Une division du travail « civique » se met donc en place à Mayotte, l’esquisse d’un ordre nouveau : à une fraction radicalisée de la population l’expulsion et le rabattage, à la gendarmerie l’encadrement (faire en sorte qu’il n’y ait pas d’affrontements), à la PAF (Police de l’air et des frontières) le contrôle des papiers et la rafle. Que ce soit les défenseurs des « expulsés » (Cimade, Médecins du monde, Suluhu, etc.) ou les membres des « collectifs » (et les élus qui s’en font les complices), tout le monde s’accorde sur le fait que l’État laisse faire le sale travail par la population. Ce qui ne va pas sans un renforcement de l’idéologie rance et pathogène de l’« Identité nationale » : « Nous, on fait le boulot de l’État qui devait expulser ces gens-là. C’est pas à nous de le faire (…) La France aux Français… » (extrait du JT de 20h sur France 2, le 7 juin). Vu son efficacité, il se pourrait que le micro-fascisme tropical qui se répand actuellement à Mayotte – cette communion entre une petite frange des « citoyens » et les forces de l’ordre dans la traque commune de l’« étranger » – fasse un jour retour en France métropolitaine…
« Who taught you to hate yourself ? »…
Au fur et à mesure que la partition de l’archipel se durcit (7), le terme « Mayotte » se vide de sens : il devient une abstraction au sens fort puisqu’à présent on ne conçoit à travers ce mot qu’une sécession, qu’un territoire abstrait de son arrière-pays – les autres îles et Madagascar. Ainsi Maore n’est plus que ciel et lagon, elle n’a plus ni archipel ni continent. Combien de fois entend-on dans la bouche de « Mahorais » ou de « Métros » l’expression « Mayotte, c’est pas l’Afrique, c’est la France ! » Il faut dire que « les Mahorais ne connaissent pas leur histoire, c’est toujours « Nos ancêtres les Gaulois » qu’on apprend ici. Ils n’ont donc plus aucune assise historique, ils ne savent pas ce qui les lie aux autres Comoriens, aux Malgaches, à l’Afrique. Comment voulez-vous que ces gens s’émeuvent du sort de leurs voisins. C’est une population qu’on a amputée de son horizon, à laquelle on a enlevée toute vision, que ce soit dans le temps ou dans l’espace. Ne regardez que dans votre assiette, votez et taisez-vous ! Voilà ce que leur inculquent nos élus… » (8) explique Ali Hafidou, un membre du collectif mahorais Suluhu (« réconciliation »). Peau comorienne, masques français…, le « Mahorais » se veut désormais « autochtone » : un vrai « Français de souche », pas un de ces étrangers qui débarquent en kwassa de l’île lointaine d’Anjouan, à… 70 km.
Maore n’est plus que ciel et lagon, elle n’a plus ni archipel ni continent
Mayotte reste aujourd’hui encore dans l’angle mort de la France : il faut un mouvement social de 45 jours, ponctué de scènes de pillage en 2011, ou des opérations coordonnées comme aujourd’hui d’« expulsion d’étrangers », pour que les médias français braquent leurs projecteurs sur ce fragment de lave perdu dans le canal du Mozambique. D’où un certain malaise mahorais, bien plus profond que les mille et une difficultés économiques et sociales (chômage abyssal, système hospitalier et éducatif au bord de l’implosion, croissance exponentielle des cambriolages et agressions, 85% de la population sous le seuil de pauvreté) que rencontre ce territoire. Un malaise indicible, touchant au sentiment même de l’existence : « J’ai beau renier mes frères, j’ai beau cracher sur leur indépendance de merde, j’ai beau arborer le drapeau français et chanter la Marseillaise, je reste invisible aux yeux de la Mère-Patrie, au point qu’il m’arrive souvent de douter de ma réalité ». Mayotte souffre de ne pas être reconnue par la lointaine Métropole, alors même qu’elle ne veut plus se reconnaître dans ses îles sœurs.
Tout en restant attaché à la France, dans son dernier album, « Punk islands », l’artiste « mahorais » M’toro Chamou pointe le mal-être lié au processus d’assimilation en cours à Mayotte et le no future qui en résulte : « Arrêtons de nous mentir, nous ne contestons pas que Mayotte soit française, mais vivons en intelligence avec nos choix politiques sans que cela soit au détriment de notre identité. (…) Même si Mayotte est un département français, ce n’est pas une raison pour nous entre-déchirer. Nous vivons dans le même archipel, il faudra qu’un jour entre Comoriens nous nous mettions autour d’une table. » (9) Mais peut-être faudrait-il aller plus loin et demander avec Malcolm X « who taught you to hate yourself ? » (Qui vous a dit de vous haïr vous même ?)…
Des pistes d’action dans le domaine de l’enseignement
Comment lutter face à l’aliénation en cours ? Il n’y a pas de solution simple (il faudrait une remise en question du cadre de pensée et du cadre géopolitique), mais dans l’immédiat, à l’intérieur du cadre de l’Éducation nationale, on peut déjà faire en sorte de valoriser la culture et l’histoire des élèves de l’archipel et de Madagascar, ce qui est valable aussi pour les autres Départements d’Outre-Mer : les professeurs ont une marge de manœuvre et donc une responsabilité. Trop d’enseignants se plaignent du « manque de culture » des élèves sans pour autant faire l’effort eux-même d’en savoir plus sur le territoire où ils vivent, sur son histoire, ses pratiques culturelles, son organisation sociale (le système de parenté traditionnel est ainsi matrilinéaire et matrilocale), etc. C’est le syndrome de l’autisme aquatique, Mayotte pour bien des métros se réduit à un gigantesque aquarium : « Son lagon offre une aire où dauphins, baleines, orques, raies manta et tortues marines aiment à voguer » clament les guides touristiques…
Avec mes élèves du Lycée de Sada (il me faut remercier la direction qui m’a toujours soutenue dans mes projets), nous nous sommes ainsi impliqués dans un projet autour du soufisme et de la philosophie antique, autour des rapports entre l’art et le sacré : « Voyage philosophique et musical avec Nawal ». Il s’agissait de dépasser les préjugés et les rancœurs (entre élèves « mahorais », « anjouanais »…), de jeter des passerelles entre les différentes îles de l’archipel à partir d’un patrimoine culturel commun, le debaa : des chants et danses soufis (courant le plus mystique et le plus tolérant de l’Islam). Artiste internationale mêlant tradition soufie et modernité (jazz, blues, etc.), Nawal est en effet de Grande Comore, une descendante d’El Maarouf, le plus grand maître spirituel de l’archipel, reconnu dans toutes les îles.
Un autre objectif de cette rencontre avec Nawal était de « contextualiser » l’enseignement de la philosophie à Mayotte : partir des références culturelles des élèves afin d’en dégager la dimension universelle. En valorisant leurs expériences et leurs traditions locales, on valorise les élèves eux-mêmes (antidote au découragement), les poussant du même coup à surmonter leurs difficultés scolaires ; et, dans le même mouvement, on les amène à saisir le caractère universel de la réflexion philosophique qui peut s’appliquer à tout objet, à toute expérience, à tout domaine. Ainsi, on peut s’appuyer sur leur expérience du ramadan pour expliciter le sens de la célèbre formule de Montaigne « philosopher, c’est apprendre à mourir ».
Au lieu d’opposer d’emblée la philosophie à la religion (comme font bien des profs d’histoire ou de philosophie), j’ai essayé de mettre en lumière ce qu’elles partagent en commun : le questionnement métaphysique (« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », « le sens de la vie », etc.) et le mouvement d’élévation propre à toute spiritualité. Historiquement, le soufisme, tout comme l’ensemble de la philosophie islamique, puise une partie de son inspiration dans la philosophie greco-romaine (Platon, Aristote, Plotin). De même que la philosophie moderne puise une partie de son inspiration dans les avancées de la philosophie et de la science arabes (apport inestimable d’Averroès, invention de l’algèbre et des proto-algorithmes, travaux pionniers en optique, chimie, acoustique, etc.)
J’ai donc tenté de faire comprendre aux lycéens qu’étudier la philosophie – qu’ils perçoivent au départ comme un « truc de mzungu », d’Européen – c’est renouer avec une part méconnue de leur héritage. Mais ce projet a permis également à certains enseignants de prendre conscience de la richesse culturelle de cet archipel et de la diversité des pratiques de l’Islam (loin des clichés sur le « fondamentalisme » ou le « djihadisme »), notamment en Afrique où il donne lieu à des syncrétismes (entre Islam et cultes de possession bantous, malgaches, etc.) dont le rapport aux djinns est sans doute la meilleure expression. Par ailleurs, le soufisme qui a profondément modelé les pratiques traditionnelles de l’Islam dans l’archipel des Comores (la majorité des croyants font encore partie de confréries, des « Twarika ») comporte des trésors inouïs de sagesse et de philosophie que l’on peut faire entrer en résonance avec les textes que des philosophes tels que Locke, Spinoza ou Voltaire consacre à la tolérance ; des textes qui avec la Réforme protestante et son affirmation de la liberté de conscience, les Lumières ou encore la Déclaration des Droits de l’homme de 1789 sont à l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui « laïcité ».
Extraits de textes soufis :
« La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve. » Djalâl-od-Dîn Rûmî, 13e siècle ap. JC.
« Un jour, il y avait trois vendeurs de raisin. Chacun tenait un type de raisin différent – noir, vert et jaune. Ils ne cessaient de se quereller parce que chacun pensait que son raisin était le meilleur du monde. Un soufi passa par là et, les entendant se quereller, il prit des grappes à chaque vendeur, les mit dans un seau et les pressa ensemble. Il but le jus et jeta les peaux, parce que ce qui compte, c’est l’essence du fruit, pas sa forme extérieure. »
« Chrétiens, juifs, musulmans sont comme ces vendeurs de raisin. Pendant qu’ils se querellent à propos de la forme extérieure, le soufi recherche l’essence. », Elif Shafak (écrivaine, militante féministe et musulmane turque), Soufi, mon amour, 2010.
Blog de l’atelier philo de Sada : https://atelierphilomassiwa.wordpress.com/
Tsingoni, le 10 juin 2016.
>>Dénètem Touam Bona interviendra au Colloque Philosophies européennes et décolonisation de la pensée à Toulouse (du 23 au 27 août)
1. Une morale du minoritaire, Didier Eribon (2001), éd. Fayard.
2. « Un mot signifiant l’utopie du cercle. Concept fédérant des individualités créatrices pour un vivre-ensemble, sur un mode inédit. Inspiré d’une tradition comorienne, où la renaissance du groupe se fonde sur les étrangetés humaines, d’où qu’elles viennent, d’où qu’elles soient, avec l’ambition de réinventer un espace de vie, commun à tous. » SHUNGU. Un festin de lettres, Elbadawi, Raharimanana, …, Komedit, 2014.
3. Chasse à l’homme à Mayotte, Remi Carayol, Revue Plein Droit n°82, oct. 2009.
4. http://www.linfokwezi.fr/mayotte-asphyxie
5. Le dernier exemple en date étant l’article pathétique et grandiloquent de Zaïdou Bamana, « Mayotte, la menace comorienne et la loi du talion », Mayotte Hebdo, 10 juin 2016.
6. Mayotte : la chasse aux étrangers par la population est ouverte… et couverte, Blog Mediapart de la Cimade, 25 avril 2016.
7. À travers le visa Balladur (1995), la départementalisation (2011) et la « rupéisation » (accès en 2014 au statut de Région ultra périphérique européenne).
8. Interview le 30/05/16, par Dénètem Touam Bona.
9. Morceau M’Faraka, album « Punk Islands » (Le cri de l’océan indien/Rue Stendhal, 30 mars 2016).
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