Tahar Ben Lakhdar : « Il est possible de mieux former les ingénieurs tunisiens, avec moins d’argent »
Tahar Ben Lakhdar, président de l’École supérieure d’ingénierie et de technologies (Esprit) de Tunis, est revenu pour « Jeune Afrique » sur les raisons du succès de l’institution qu’il a fondée en 2003, et qui revendique un taux d’embauche de 85 % de ses diplômés.
De 500 étudiants espérés à ses débuts, en 2003, l’École supérieure d’ingénierie et de technologies (Esprit) en accueille 5 000 sur les 40 000 mètres carrés de son campus dans la technopôle d’El Gazala, au nord de Tunis. Environ 800 ingénieurs opérationnels dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) sortent d’Esprit chaque année et les candidatures à l’admission ne désemplissent pas.
Tahar Ben Lakhdar, docteur en physique, a fondé plusieurs institutions universitaires publiques comme l’Institut supérieur de technologies de Nabeul (nord-est de la Tunisie) et a participé aux réformes de l’enseignement supérieur tunisien des années 1990. Le fondateur d’Esprit a défendu pour Jeune Afrique la pertinence du modèle de cet établissement, qu’il souhaite voir se développer ailleurs en Afrique, en Côte d’Ivoire, au Cameroun et au Maroc, notamment.
Jeune Afrique : Selon la Fédération africaine des organisations d’ingénieurs, il manquerait actuellement deux millions de professionnels sur le continent. Ce constat vaut-il pour la Tunisie aussi ?
Tahar Ben Lakhdar : Non, je ne le crois pas. Parce que la Tunisie a su anticiper. Sous le coup des réformes de Mohamed Charfi [ministre tunisien de l’Éducation entre 1989 et 1994, ndlr] dans les années 1990, qui ont permis de relever le nombre des ingénieurs formés chaque année en Tunisie.
Plus récemment, en 2008, le cabinet de conseil McKinsey avait remis, à la demande du gouvernement tunisien, un rapport appelant à faire du pays un chef-lieu du offshoring.
Et pourtant le chômage des jeunes diplômes demeure important…
Dans le contexte d’après-révolution, nous formons désormais plus d’ingénieurs en Tunisie que ce que le tissu économique est en capacité d’absorber.
Environ 350 000 étudiants sont inscrits dans l’enseignement supérieur tunisien, dont environ 15 000 dans des cursus d’ingénieurs, qui ne trouvent plus les débouchés existants précédemment auprès de grandes compagnies internationales.
Et si certains diplômés tunisiens trilingue (arabe, anglais et français) sont très compétitifs sur les marchés internationaux, ce n’est pas le cas de tous.
Dans le cas d’Esprit, 35 % de nos diplômés partent à l’étranger, principalement en France, mais aussi au Canada et un peu en Allemagne.
Comment les autorités répondent-elles à ce marché moins favorable à l’embauche des jeunes ingénieurs ?
Elles cherchent à réduire le nombre d’étudiants formés. Ce n’est pas une bonne solution, alors même que les profils d’ingénieurs se sont considérablement internationalisés et que le vivier d’ingénieurs tunisiens pourrait pallier les déficits d’autres pays.
Le problème est que là où les pays européens disposent de commissions nationales qui accréditent leurs diplômes, comme la Commission des titres d’ingénieurs (CTI) en France, notre pays ne s’est pas doté d’une instance analogue.
Nous sommes les seuls, en Tunisie, à nous être rapprochés du CTI. Pour les autres établissements, ce sont les ministres qui habilitent les diplômes. La Tunisie ne peut pas rester hors des critères internationaux, mais cela demande une volonté politique forte. Ce dont nous manquons dans la période de turbulences actuelles.
L’école que vous avez co-fondée en 2003 revendique un taux d’insertion de 85 % de ses diplômés. Quel est le secret ?
Nous avons résolument opté pour un modèle tel qu’il existe dans les pays du nord de l’Europe et en Allemagne. Bon nombre des étudiants-ingénieurs dans ces pays ne sont pas formés dans des grandes écoles mais dans des Fachschule [école professionnelle, ndlr] où leur est enseigné un métier spécifique qui leur donne la garantie d’une embauche à la sortie.
C’est à l’opposé des écoles d’élite à la française, très scientifiques, dont sont inspirées l’École polytechnique de Tunisie, l’École nationale d’ingénieurs de Tunis ou l’École nationale agronomique de Tunisie…
Nous avons d’ailleurs rejoins les 120 écoles d’ingénieurs dans le monde réunies autour de l’initiative CDIO, démarche collaborative internationale de réflexion et d’amélioration de la formation des ingénieurs.
On nous prenait pour des « vendeurs des diplômes ».
Votre école a aussi pour particularité d’avoir un statut de société privée. Pourquoi ?
À nos débuts, on nous prenait pour des vendeurs de diplômes. Les banques nous avaient déconseillé un secteur à risque. Mais ce n’était pas une affaire que nous montions, mais une cause que nous défendions.
Aujourd’hui, la société anonyme est le véhicule juridique de notre école — les statuts d’association ou de fondation n’étant pas autorisées dans notre cas par la législation tunisienne. La SA compte à son capital des particuliers (universitaires, ingénieurs…), des entreprises et des investisseurs institutionnels, comme AfricInvest ou Proparco.
Si pendant huit ans, nous n’avons pas distribué de dividendes, j’ai dû récemment m’y résoudre. Notre école est désormais valorisé à 30 millions d’euros, et ce à partir d’un capital initial d’un million de dinars (409 000 euros). Créer autant de valeur humaine, et financière, avec si peu au démarrage, c’est un sacré enseignement.
Et un message que vous entendiez faire passer ?
Certainement. Un défi que nous lancions à l’administration. Esprit, avec un budget de 23,8 millions de dinars, est l’exemple vivant que nous pouvons mieux former les aspirants ingénieurs tunisiens. Et avec moins d’argent.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous ne sommes guère appréciés dans le secteur public.
Mais cela n’empêche pas les jeunes bacheliers de foncer chez nous.
Le prix de la scolarité, environ 2 500 euros par an, n’est pas donné à tous. Que faites-vous pour diversifier les admissions ?
Je ne pouvais pas me résoudre à élargir encore la fracture sociale. Proparco nous a aidé à financer une étude préalable à la création de la Fondation Esprit, qui avait été confiée au cabinet d’audit EY.
L’objectif de cette fondation, qui en est encore à ses débuts, est de recruter des étudiants à fort potentiel sur des critères sociaux et de réussite scolaire. Charge à eux de rembourser leurs frais de scolarité, qui leur seront avancés par la fondation, une fois leur diplôme en poche. À terme, nous voudrions que 10 % des effectifs de l’école passent par la fondation, contre 2 % cette année.
Je cherche à l’heure actuelle à financer cette fondation.
Vous avez créé en 2014 un incubateur avec l’ONG Mercy Corps et des financements de Proparco de 135 000 euros et du Qatar Friendship Tunisia (QFF) de 100 000 dinars. Quels sont ses premiers résultats et ses objectifs ?
La première année de l’incubateur a vu cinq start-up imaginées par nos étudiants être accueillies (dans la télémédecine, la voiture connectée, l’exploitation de données pour l’information des conducteurs…). Cet incubateur fait office de tremplin pour les projets de fin d’étude de nos étudiants. Deux de ces jeunes pousses sont désormais aux États-Unis pour poursuivre leur développement.
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