Le monde de « Charlie » et le reste du monde vus de l’Afrique de l’Ouest
Gilles Olakounlé Yabi est économiste et analyste politique. Il a été directeur Afrique de l’Ouest de l’ONG International Crisis Group et collaborateur de Jeune Afrique. Il vient de lancer, avec un groupe de citoyens intéressés par le présent et le futur de l’Afrique de l’Ouest, le think tank Wathi.
Pendant près de deux jours, nous étions nombreux à être aussi scotchés que les Français aux images diffusées en direct, aux commentaires, aux multiples éditions spéciales sur les attentats de Charlie Hebdo et de Vincennes. On pouvait suivre depuis Dakar, la capitale sénégalaise, avec le même niveau d’information que les Parisiens, les évènements aussi tragiques que spectaculaires qui se déroulaient à des milliers de kilomètres. On pouvait aussi un peu plus tard voir, sur les réseaux sociaux, des amis et des connaissances reprendre le slogan de ralliement "Je suis Charlie", le commenter, ou le critiquer.
Les nouvelles concomitantes d’un nouveau massacre commis par le groupe terroriste Boko Haram à Baga, une bourgade du nord-est du Nigeria, ont vite fait de déclencher une série de critiques africaines, mais pas seulement, du déséquilibre entre la couverture médiatique de la violence à Paris et celle des atrocités de Baga. Devait-on être Charlie à Dakar, à Abidjan, Cotonou, Niamey, Bamako, Lagos comme on l’était à Paris ? Ou devait-on plutôt, ou en même temps, proclamer "Je suis Baga" au nom des victimes nigérianes géographiquement et peut-être culturellement plus proches ?
La mondialisation de l’émotion ne revendique pas une dimension morale
L’accaparement des esprits par les attentats de Paris, et sa traduction sur le terrain diplomatique par l’exceptionnelle participation de dirigeants étrangers à la marche tout aussi exceptionnelle du 9 janvier, étaient le reflet d’une mondialisation de l’émotion aux implications troublantes. L’émotion des peuples éloignés de Paris, en Afrique et ailleurs, à distinguer de celle diplomatique et calculée de leurs chefs d’État et dignitaires, a été largement suscitée et nourrie par le déferlement médiatique autour de ces attentats.
Qu’elle se fût traduite par "je suis Charlie", "je suis Charlie et je suis Baga" ou "je ne suis pas tout à fait Charlie", l’émotion, ou l’hypermédiatisation de celle des Français, a empêché un certain nombre d’entre nous de nous concentrer sur autre chose que sur ces évènements alors même que nous ne connaissions pas vraiment Charlie Hebdo et que nous pouvions être légitimement plus préoccupés par les développements sécuritaires et humanitaires désastreux au Nigeria, au Cameroun, au Niger, au Mali, en République centrafricaine ou encore en Lybie.
Les centaines de morts signalées tous les mois au nord du Nigeria, victimes de Boko Haram ou de la réponse indiscriminée des forces qui combattent ce groupe ultra violent, n’émeuvent plus grand monde, même dans d’autres régions du même pays où chacun vaque à ses occupations comme si de rien n’était, et où les leaders politiques sont actuellement davantage occupés et préoccupés par les élections imminentes et la redistribution des positions d’accès au pouvoir et aux richesses. Alors à quoi bon critiquer les médias occidentaux qui n’avaient d’yeux que pour Charlie pendant qu’on massacrait à tout va à Baga ? À quoi bon opposer "Je suis Baga" à "Je suis Charlie" ?
Les pays dominants (…) ont toujours eu la capacité de transformer leurs évènements tragiques en drames globaux.
La mondialisation de l’émotion, intimement liée à la mondialisation de l’information, n’a aucune prétention morale qui se traduirait par un juste équilibre dans le traitement de la souffrance des êtres humains. Elle ne prétend pas mondialiser de la même manière l’émotion suscitée par la violence infligée par des humains à d’autres à Baga, Kano, Peshawar ou Damas qu’à Paris ou New York. Elle reflète avant tout, comme toutes les autres dimensions de la mondialisation, les rapports de force internationaux, dans ce cas précis, les rapports de force sur le terrain de la production et de la diffusion de l’information. Les pays dominants sur ce terrain ont toujours eu la capacité de transformer leurs évènements tragiques en drames globaux.
>> Lire aussi : "Charlie Hebdo" : chronique d’une catastrophe annoncée
Un monde d’illusions, de désillusions et de malentendus
La mondialisation de l’émotion crée cependant des illusions porteuses de grandes désillusions. C’est ainsi que les Français, après avoir été réconfortés par l’empathie de millions de citoyens proclamant "Je suis Charlie", ont été désagréablement surpris par l’ampleur des manifestations violentes qui ont suivi la publication d’une nouvelle caricature du prophète dans plusieurs villes du monde musulman. Au Niger, des manifestants déchaînés ont violemment attaqué des lieux de culte chrétiens et des symboles de la présence économique française. Incompréhension à Paris où beaucoup semblaient avoir confondu l’indignation internationale face au massacre insensé de dessinateurs au nom d’une "vengeance" du prophète, avec une adhésion mondiale au principe de la liberté d’expression sans limite autre que celle fixée par la loi, dans sa conception française contemporaine.
Il se fait qu’une bonne partie du reste du monde vit des réalités politiques, économiques, sociales et culturelles très différentes de celles des manifestants "Je suis Charlie". Elle est très loin de partager, ou même de pouvoir comprendre, le rapport distant à la religion encadré par le principe de la laïcité de la République française. Il est symétriquement difficile, voire impossible, pour ceux qui n’ont connu que la laïcité ou qui adhèrent simplement au principe d’une distance par rapport au religieux dans leur vie quotidienne et dans l’espace public de se mettre dans la tête des centaines de millions de personnes qui vivent au rythme des prescriptions littérales, interprétées ou réinterprétées des textes sacrés de leurs religions.
Alors que les progrès extraordinaires des technologies de l’information au cours des quarante dernières années, et le fabuleux outil de l’internet en particulier, créent l’illusion d’une uniformisation du monde, celui-ci conserve toute sa diversité culturelle et les êtres humains qui y vivent, leur singularité. La mondialisation, dans toutes ses manifestations, économique, financière, géopolitique, émotionnelle, brouille davantage les cartes, les enjeux, et les esprits, qu’elle ne les éclaire.
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S’accrocher aux fondamentaux : la cohésion de la société et l’existence d’un État
Les attentats de Paris illustrent la difficulté à assembler toutes les pièces qui s’emboîtent pour produire de tels évènements dans un monde globalisé. La société politique et la société civile françaises essaient de relever ce défi de l’après-Charlie, à coups de dizaines de tribunes, d’analyses, de propositions de pistes de renforcement de la sécurité et de rectification des politiques publiques dans des domaines comme l’éducation, la gestion de la diversité, le traitement des inégalités sociales, la politique du logement ou la politique internationale. La France n’a certes pas attendu les attentats du début d’année pour se mettre à réfléchir à l’état de sa société mais ce drame national a suscité à la fois une mobilisation citoyenne sans précédent et un réveil d’une pensée qui a l’ambition de se transformer en actions.
Et "nous", ce "nous" représentant la société civile et la société politique de cette Afrique de l’Ouest et du Centre dont un certain nombre de chefs d’
État ont défilé à Paris contre le terrorisme, que faisons-nous ? Au moment où des groupes armés se réclamant du jihadisme sont venus rajouter une nouvelle source de violences à celles qui existent déjà, allons-nous enfin regarder nos sociétés en face, telles qu’elles sont aujourd’hui, pour tenter de les changer dans le sens qui nous semble le plus souhaitable pour la paix ? Avons-nous enfin pris la mesure des transformations qui ont eu lieu dans nos pays et dans nos sociétés au cours des trois dernières décennies et qui alimentent leurs fissures évidentes ?
Ce que la France a montré en ce mois de janvier au reste du monde, c’est qu’en ces temps troublés d’une mondialisation dont personne n’est capable de saisir toutes les implications, on n’a encore rien trouvé de plus rassurant que les manifestations même symboliques d’une certaine cohésion de la société et de la présence d’un État. Ce dernier a été capable de réagir, sur le plan sécuritaire et politique, à un choc brutal. Regarder les sociétés en face, de même que les États ou ce qu’il en reste, pour tenter d’éviter le pire et construire un avenir moins angoissant, voilà ce qui pourrait faire beaucoup de bien dans de nombreuses régions du monde où les crimes terroristes, politiques et économiques font au quotidien des centaines de victimes.
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