Hip-Hop et stars callipyges : quand le talent seul ne suffit plus

Dans les clips de hip-hop, les femmes noires se métamorphosent en vénus aux rondeurs démesurées. Les corps hypersexualisés de ces video girls affriolantes renvoient souvent à un imaginaire racial, né de l’esclavage.

Rihanna, Nicki Minaj, Beyoncé, Kim Kardashian : toujours très en formes. © Sipa

Rihanna, Nicki Minaj, Beyoncé, Kim Kardashian : toujours très en formes. © Sipa

leo_pajon

Publié le 4 février 2015 Lecture : 6 minutes.

Dans quelques semaines, à partir du 16 mars, la rappeuse Nicki Minaj entamera une tournée européenne et, le 25 mars, elle affolera le Zénith de Paris. Qui est Nicki Minaj ? Pour le grand public, elle se résume à une superposition de formes sphériques : un popotin outrageusement joufflu et une poitrine gonflée à l’hélium qu’elle exhibe de clips en affiches de concert. Pour les amateurs de hip-hop, c’est aussi une grande artiste au flow délirant et à la personnalité aussi extravagante que fascinante.

Miss Minaj, à ses débuts, rappait habillée. Mais le talent seul ne suffit pas et elle joue aujourd’hui sur les codes du hip-hop américain et sur l’érotisation de son corps pour séduire. Avec un certain succès : elle est suivie par plus de 45 millions de fans sur Facebook. Toutes les stars noires ou métis sont passées par là. Beyoncé, dans un clip récent (Partition) a réalisé un tournage sexy au Crazy Horse et Rihanna s’est offert une séance de pole dance, se tortillant quasi nue dans sa vidéo Pour It Up.

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En novembre 2014, la people Kim Kardashian à la peau cuivrée a elle aussi enflammé les réseaux sociaux en posant pour le magazine Paper tout derrière dehors face à l’appareil de Jean-Paul Goude. La plantureuse a été comparée à "la Vénus hottentote", Saartjie Baartman, objet de curiosité dont le corps fut exhibé en Europe au début du XIXe siècle et dont un moulage était exposé jusqu’en 1974 au Musée de l’homme, à Paris.

Au-delà des stars, des mannequins spécialisés dotés d’impressionnants joufflus, en très grande majorité noirs, apparaissent dans les clips de rap et de R’n’B.

Au-delà des stars, des mannequins spécialisés dotés d’impressionnants joufflus, en très grande majorité noirs, apparaissent dans les clips de rap et de R’n’B. Ces video girls également appelées hip hop honeys, video vixens ou eye candies participent à l’érotisation du corps noir. À noter que cette hypersexualisation issue des États-Unis n’y est plus circonscrite. En France, des rappeurs tels que Booba (dans ses clips Rat des villes, Caramel), Lacrim (A.W.A) ou Kaaris (S.E.V.R.A.N) creusent le même sillon. Mais outre-Atlantique le phénomène a pris une ampleur particulière : c’est toute une industrie qui fleurit autour des formes généreuses des modèles.

Ce clip vidéo comporte des références sexuelles explicites.
 

Des magazines spécialisés (King, Smooth…), des DVD érotiques (la série "Hip-Hop Honeys"), une émission de téléréalité (Candy Girls), des agences de recrutement (Face Time Agency) fructifient sur ce marché atypique et très normé. Certes, il s’agit avant tout, pour le mannequin, d’avoir "des gros seins et un gros cul", comme le résume sobrement le modèle Amara Wilson dans un entretien à la journaliste Stéphanie Binet. Mais pas seulement.

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Il est rarissime d’apercevoir dans un clip de rap américain une femme au teint noir d’ébène et aux cheveux crépus. Il y a au contraire une prééminence nette des femmes noires au teint clair et aux cheveux lisses – ce qui explique la présence de nombreux mannequins latinos dans ces vidéos. Une imagerie déjà épinglée dans les écrits de la féministe Patricia Hill Collins, qui notait que "les institutions contrôlées par les Blancs affichent clairement une préférence pour les Noirs à la peau claire". Ce sont en effet majoritairement des Blancs qui contrôlent l’industrie du disque américain, et ce sont majoritairement les jeunes Blancs des classes moyennes qui consomment cette musique.

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Clichés raciaux et de genre

Deux chercheurs français au CNRS, Karima Ramdani et Franck Freitas, spécialisés dans les études de genre et les études culturelles, s’intéressent depuis plusieurs années à l’érotisation du corps noir. Eux ne sont pas particulièrement étonnés par les récents débordements de derrières américains.

"L’imbrication de clichés raciaux et de genre existe depuis longtemps dans le milieu du hip-hop, note Karima Ramdani. Déjà, dans les années 1990, la rappeuse Lil’ Kim se proclamait Queen Bitch, littéralement "reine des salopes" et revendiquait une hyperactivité sexuelle. Derrière le détournement de ce terme de "bitch", il y a une stratégie assez classique : revendiquer un stigmate pour le mettre en scène et s’en défaire. Cette posture est aussi une manière d’affirmer sa sexualité. Lil’ Kim, copiée aujourd’hui par Nicki Minaj, affirme en somme : "Nous sommes des femmes émancipées, nous avons confiance en nous et dans notre corps." Mais il y a quelque chose d’autre qui se joue ici et qui renvoie à l’esclavage."

Une ode au bling-bling, bien sûr. Mais aussi une référence au corps de l’esclave marqué par son maître.

Karima Ramdani rappelle un portrait de Lil’ Kim réalisé par le photographe américain David LaChapelle. On y voit la rappeuse nue, cachant vaguement ses seins, le corps recouvert de logos Louis Vuitton, comme tatoués sur sa peau. Une ode au bling-bling, bien sûr. Mais aussi une référence au corps de l’esclave marqué par son maître.

"L’esclavage est une période fondamentale, un foyer de représentations qui conditionne jusqu’à aujourd’hui les identités aux États-Unis, souligne Karima Ramdani. Durant l’époque esclavagiste, trois images de la femme noire coexistaient. D’une part, la bête de somme musclée, au corps virilisé. Ensuite, la mamma, la servante, la cuisinière, la nounou. Enfin, la Jézabel, ce personnage biblique accusé de prostitution. On érotisait donc déjà la femme noire, en en faisant un être assoiffé de sexe… ce qui légitimait, comme l’explique Patricia Hill Collins, les violences sexuelles qui lui étaient infligées par les hommes blancs. Dans tous les cas, la femme noire est vue et représentée comme laide, même si elle sexuellement désirable. De là toute l’imagerie et la littérature du XIXe siècle la décrivant avec des lèvres proéminentes, des seins flasques…"

Les rappeurs noirs américains font donc doublement référence à cette imagerie dans leurs clips. D’abord parce qu’ils réaffirment la beauté des femmes noires, longtemps niée, se vengeant des anciens maîtres, ensuite parce qu’ils convoquent à nouveau la Jézabel. "Évidemment, ces représentations ont aussi des effets pervers, estime Franck Freitas. Les rappeurs sont accusés de diffuser une image dégradante de la femme noire, de renforcer les stéréotypes." L’intellectuelle et militante féministe américaine Bell Hooks a même affirmé récemment qu’en se vendant comme un objet sexuel Beyoncé était une "antiféministe", une "terroriste" ayant une influence néfaste sur les jeunes filles…

Ce clip vidéo comporte des références sexuelles explicites.

Fantasme pour femmes et pour hommes

Et les corps d’hommes noirs alors ? "Ils sont eux aussi érotisés, souligne Franck Freitas. Même s’ils s’affirment clairement comme hétérosexuels, des grands noms tels que 50 Cent apparaissant fréquemment torse nu, se livrant comme objet de fantasme autant pour les femmes que pour les hommes. On ne sort pas du corps, de l’idée que le Noir est d’abord une enveloppe corporelle qui a une valeur marchande… ce qui renvoie encore une fois à l’esclavage."

Le système capitaliste a récupéré une sous-culture rebelle pour en faire un espace de divertissement et affirmer des clichés racistes et sexistes.

Les chercheurs s’appuient également sur les analyses du sociologue britannique Stuart Hall, figure centrale des études postcoloniales. "En se référant à ses études, on pourrait dire que la culture hip-hop, comme tout domaine culturel, est un espace de pouvoir, explique Karima Ramdani. Pour pénétrer la culture dominante et être reconnus, les rappeurs noirs ont dû respecter certaines normes. Le rap est ainsi passé d’une culture de la contestation à des valeurs bling-bling. Le système capitaliste a récupéré une sous-culture rebelle pour en faire un espace de divertissement et affirmer des clichés racistes et sexistes."

Le retour en graisse de la fesse

"We are officially in the era of the big booty." L’annonce est solennelle. Dans un article datant de septembre 2014, l’édition américaine du magazine Vogue affirmait que nous entrions officiellement dans "l’ère des grosses fesses". Comme le souligne le chercheur Franck Freitas, en réalité, le goût pour les postérieurs rebondis n’est pas nouveau. Ce qui l’est plus, c’est que l’une des voix les plus écoutées du secteur de la mode s’empare du phénomène.

"Il y a aujourd’hui une interpénétration du milieu de la mode et de celui du hip-hop : les stylistes regardent et habillent les stars. Des chanteuses comme Nicki Minaj créent leurs propres lignes de vêtements. Et certaines vedettes, comme le rappeur Kanye West, participent même comme modèles aux défilés. Les codes esthétiques de la rue, notamment le goût pour les formes généreuses, viennent ainsi contester aujourd’hui le culte de la minceur."

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