Le « cas » saoudien
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Béchir Ben Yahmed
Béchir Ben Yahmed a fondé Jeune Afrique le 17 octobre 1960 à Tunis. Il fut président-directeur général du groupe Jeune Afrique jusqu’à son décès, le 3 mai 2021.
Publié le 5 février 2015 Lecture : 5 minutes.
L’Arabie saoudite retient l’attention des chancelleries, de la presse et de l’opinion publique ; tout au long de ces derniers jours, elle a vu défiler dans sa capitale, par dizaines, des monarques, des présidents et des Premiers ministres. À l’occasion du changement de roi qui y est survenu il y a une semaine, ce pays, l’un des plus rétrogrades du monde et de l’islam, a été submergé de marques de sympathie et de solidarité. Voyons pourquoi l’Arabie saoudite est un "cas" et penchons-nous sur les raisons du traitement de faveur dont ce pays est l’objet.
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Le roi Abdallah, 90 ans, est donc décédé le vendredi 23 janvier. L’événement était attendu. Son demi-frère Salman, 79 ans, lui a succédé, comme prévu. La monarchie fondée par Abdelaziz Ibn Saoud en 1932 – il a eu une vingtaine d’épouses, plusieurs dizaines de garçons et un nombre indéterminé de filles – en était à sa septième succession et a donné l’impression d’une gérontocratie relativement bien huilée : on connaît déjà le premier prince héritier (Moqren, 69 ans) et même le deuxième (Mohamed Ibn Nayef, 55 ans). S’il accède au trône, ce dernier inaugurerait l’arrivée au pouvoir suprême d’une nouvelle génération, celle des petits-fils du fondateur du royaume.
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Bien qu’attendu et se déroulant sans imprévu, le changement de monarque à la tête de ce pays de 30 millions d’habitants au sous-sol exceptionnellement riche mais qui demeure moyennement développé a fait figure d’événement mondial. Non sans étonnement, nous avons vu les dirigeants de tous les continents bouleverser leurs programmes et leurs emplois du temps pour, toutes affaires cessantes, aller "présenter leurs condoléances au nouveau roi". Des drapeaux ont été mis en berne et, ici ou là, dans plusieurs pays, on a décrété sept ou même quarante jours de deuil.
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Plus étonnant encore a été d’observer que les plus empressés ont été les chefs de l’exécutif occidentaux, notamment ceux de France et du Royaume-Uni. Et que le président des États-Unis, Barack Obama, qui ne s’était jamais rendu à des obsèques hormis celles de Nelson Mandela, a écourté sa visite officielle en Inde pour, à son tour, accomplir à Riyad son "devoir de condoléances".
Il y a conduit une délégation bipartisane et l’on a entendu, de bouches américaines, beaucoup d’éloges hypocrites de la monarchie saoudienne qui n’ont été surpassés que par ceux, plus outranciers et obséquieux encore, de Tony Blair. Au Forum économique de Davos, temple du capitalisme mondial, tout le monde y est allé de son couplet, même la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, pourtant féministe déclarée, qui a vanté "le courage réformiste du roi défunt", mais sans évoquer, fût-ce d’un mot, le sort peu enviable des Saoudiennes.
Question à 1 milliard de dollars : pourquoi ce pays de moyenne importance et dont la population subit, depuis près d’un siècle, une idéologie obscurantiste appelée wahhabisme (du nom de son fondateur Mohammed Ibn Abdelwahhab, mort en 1792), bénéficie-t-il d’une telle indulgence ? Que les Arabes, les musulmans et les Africains le ménagent, le considèrent, acceptent de lui ce qu’ils n’acceptent pas des autres fait à mes yeux problème : ayant besoin de ses largesses, ils s’inclinent devant le poids de sa richesse… Mais les Occidentaux, puissants et si prompts par ailleurs à se présenter comme les champions des droits de l’homme et de la femme ? Pourquoi traitent-ils l’Arabie saoudite et son détestable régime avec autant de considération apparente ?
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J’ai eu pour ami, il y a vingt ans, un Saoudien, ambassadeur de son pays, dont il défendait loyalement la politique. Il écoutait mes critiques de l’idéologie wahhabite et des pratiques du régime et, au fond de lui-même, les partageait pour l’essentiel. Lorsqu’il a quitté son poste, il m’a recommandé en guise de testament : – "Cesse de mouliner comme un don Quichotte contre le régime saoudien. Nous serons morts toi et moi depuis longtemps qu’il sera encore là, tout-puissant."
Là est l’explication du comportement des uns et des autres à l’égard de ce régime : tous le croient puissant, solidement installé, protégé qu’il est par les centaines de milliards de dollars qu’il brasse, indestructible. Je suis persuadé, pour ma part, que ce régime, hautement nocif pour l’islam et pour le monde, est désormais sur la pente descendante. Il me survivra peut-être, mais ne fêtera probablement pas son centenaire en 2032.
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Sa vraie puissance et sa longévité nuisible, il les tient d’un pacte conclu à bord du croiseur américain Quincy le 14 février 1945 entre Ibn Saoud et le président Franklin Roosevelt. D’une durée de soixante ans, cet accord a été renouvelé en 2005 par le président George W. Bush. Il garantit la sécurité du royaume et, par conséquent, le maintien de la famille Saoud au pouvoir ; en contrepartie, celle-ci assure aux États-Unis leur sécurité énergétique.
L’Arabie recelant dans son sous-sol les principales réserves mondiales de pétrole et ce dernier étant devenu la première source d’énergie de la planète, la progéniture d’Ibn Saoud, plusieurs centaines de princes, n’avait plus qu’à se donner un peu de mal pour se maintenir au pouvoir. Comme Israël, qui bénéficie lui aussi du soutien inconditionnel des Américains, ils ont tenu tête ou vaincu Nasser, Saddam Hussein et tous ceux qui ont voulu leur disputer leur prééminence.
Année après année, ils ont acheté des armes aux États-Unis, mais également au Royaume-Uni et à la France, qui les considèrent à ce jour, selon le mot de François Hollande, comme "d’excellents partenaires politiques, économiques et financiers". Ils sont devenus l’un des maîtres du monde et, au sein de l’islam, une puissance idéologique et financière incontournable. Mais, effet pervers de leur alliance avec les États-Unis et du wahhabisme devenu la doctrine d’un État qu’on ménage, ils ont produit Oussama Ben Laden ; la dissidence de ce dernier a conduit à la naissance d’Al-Qaïda, au 11 septembre 2001, au terrorisme, à la guerre contre le terrorisme et à leurs avatars actuels : le jihadisme, qui se propage en Afrique, et l’État islamique, qui gangrène le Moyen-Orient.
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L’exploitation intensive par les États-Unis de leur pétrole et de leur gaz de schiste et la stagnation de la consommation d’hydrocarbures ont ôté à l’Arabie saoudite et à l’Opep leur rôle de régulateur de la production.
Les États-Unis vont donc pouvoir se libérer des obligations que leur imposait le pacte qu’ils ont signé il y a soixante-dix ans avec Ibn Saoud. Quant à leurs simagrées de ce mois à l’égard des gérontes de l’Arabie saoudite, elles n’ont d’autre fonction que de gagner du temps.
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