Mayotte : renouveau colonial, violence et déshumanisation
Les pratiques de discrimination et de violence observées aujourd’hui à Mayotte ne sont que la résurgence d’une séculaire politique d’exploitation et de contrôle d’un archipel.
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Anssoufouddine Mohamed
Anssoufouddine Mohamed est né à Mirontsy, sur l’île d’Anjouan, aux Comores. Il est médecin cardiologue à l’hôpital de Hombo (Anjouan). Il est aussi aussi poète et écrivain, membre du collectif d’auteurs « Dynamique Nouvelle » avec Saindoune Ben Ali et Soeuf Elbadawi.
Publié le 22 juin 2016 Lecture : 7 minutes.
Des hommes , des femmes et des enfants hués, brutalisés , chassés de leurs habitations. Leurs cases détruites, brûlées. Des amas d’êtres humains commotionnés , installés dans des espaces sans le minimum de dignité…les images font le tour.
Comment expliquer toute cette violence ?
Les pratiques de discrimination et de violence observées aujourd’hui à Mayotte ne sont que la résurgence d’une séculaire politique d’exploitation et de contrôle d’un archipel, laquelle dès le début, s’est dotée de ses propres moyens de survivance : la haine, la division et la violence.
Une idéologie coloniale de la division et de la violence
L’homogénéité de la population comorienne, dans son unité linguistique, culturelle et cultuelle, n’a jamais offert le prétexte de division tribale. Il a donc fallu en inventer un dans cet archipel qui, jusqu’au début de la colonisation française, a eu comme principale ligne de clivage social : une question de classes opposant aristocratie arabo-chirazienne et paysannerie inféodée.
Pour asseoir sa domination, le colon réussit à inoculer, insidieusement, d’autres germes de division. Le prétexte de division est tout trouvé : l’appartenance insulaire !
Et c’est avec un colon français, Alfred Gevrey, juge impérial, historien et ethnologue à ses heures que nous vient, en 1870, cette description princeps du comorien selon son île d’origine : « Les hommes (de l’île de Ngazidja) sont tous d’une stature colossale, et d’une force herculéenne. Est-ce à la salubrité du pays qu’il faut attribuer cela ou à la beauté de la race elle-même ? Mais si c’est à cette dernière cause, comment les naturels de Hinzouan (Anjouan) et de Mouéli (Mohéli), qui prétendent à la même origine, ne sont-ils pas ainsi ? Et comment les animaux mêmes participent-ils à cet état prospère ? » (1)
En plus d’être déshumanisant, ces insinuations distillent le venin de la division : « …et ils ( les comoriens de Ngazidja) resteront tels, encore longtemps, car ils ne sont pas près d’entrer, comme les Anjouanais, dans la voie de la civilisation. »(2)
C’est donc à Mayotte où dès le début de l’aventure coloniale aux Comores, vont s’expérimenter toutes ces abominations. Déjà au XIXe siècle, les colons français montent les « Mahorais » contre leurs compatriotes des autres îles. Là où l’on parle aujourd’hui de clandestins, de migrants, « d’Anjouanais », de gueux, à l’époque l’on parlait de voleurs, de maraudeurs, de pyromanes, de paresseux. (3)
Les « Mahorais » sont poussés par les colons, de la même manière que cela se passe en 2016, à se rendre justice.
En effet , les Comoriens des autres îles avaient, à l’époque, l’habitude de pratiquer la culture sur brûlis, chose qui ne plaisait pas aux colons. A leurs yeux ces Comoriens incendiaient la terre. À ce problème, la réponse apportée par le colon était la suivante :
« De cette façon les communes seront intéressées à faire elles-mêmes leur police ; et elles la feront, ou elles paieront.[…] ils ( les comoriens des autres îles) refusent de s’engager sur nos ateliers, volent nos outils et nos bœufs, maraudent nos cannes et nos cocos, nous tiennent en alertes continuelles avec leurs incendies etc, etc., au lieu de laisser augmenter, il faut diminuer autant que possible le chiffre de la population indigène »
Plus de cent ans après cette incitation à la haine, la colonisation française aux Comores, dans ses différents avatars, continue à toujours prendre appui sur ce clivage entre les îles. La France a d’ailleurs subtilisé l’Île de Mayotte en s’appuyant sur cette fibre insulaire ( transfert de la Capitale de Mayotte à Moroni en 1958, un décompte île par île des résultats du référendum d’autodétermination pour l’indépendance…).
C’est également sur cette fibre, qu’en 1997, les manipulations de L’Action Française pour un rattachement de l’Île d’Anjouan à la France, ont fini par se solder en une reconfiguration de l’espace politique comorien. L’appellation du pays change ( la République fédérale islamique des Comores devient l’Union des Comoriens), le drapeau aussi, et un système de présidence tournante entre les îles, sous-tendu par un sectarisme insulaire, est mise en place.
Cette bourrasque séparatiste qui secoua l’Île d’Anjouan en 1997, est partie de Mayotte. Le projet de Mayotte française s’est progressivement construit, par déstabilisation interposée du reste des trois îles indépendantes. À coup de présidents tués, de coups d’État, de régime mercenarial , de séparatisme, le jeune État comorien est sapé jusque dans son amour-propre d’État.
Même si aujourd’hui l’on ne parle plus de mercenaires, mais le fantôme de Bob Denard est là, nous poursuit ; tout comme “la présence française dans cette partie prétendument indépendante est une réalité avec laquelle il faut donc compter”(4).
Les déchaînements observés aujourd’hui à Mayotte ne sont que l’avatar d’une sourde violence auto-entretenue depuis plus d’un siècle. Déjà en 1974, dans une opposition entre les indépendantistes (serrer-la-main) et les ténors de Mayotte Française (soroda), un pogrom pareil à celui d’aujourd’hui eut lieu : « S’ensuivit une phase de « purification » envers « les serrer-la-main » : serment d’allégeance, paiement d’amendes. Expulsions, véritables ostracisme à la grecque… » (5)
Les stigmates sont encore retrouvés à Anjouan où un village (Hamabawa) a vu le jour, au profit de ces déplacés de Mayotte. À Hamouro, en 2003, un élu (maire) a incendié un village habité ‹‹ d’Anjouanais ››, événement qui inspira le roman éponyme de Salim Hatubou.
Une « anarchipellisation » en marche
Cette violence dérègle la relation que l’on tient de l’ancêtre commun. Un état de déliquescence supplante progressivement la légendaire homogénéité culturelle de l’archipel. Il s’installe, dans un élan d’autophagie collective, une communauté de la désunion, une déstructuration de l’espace, une antipathie contre ces terres auxquelles le comorien a naturellement été attaché.
Un processus d’ »anarchipellisation » est en marche… Avec dans la partie indépendante, la déstabilisation, la course à l’enrichissement outrecuidant, la mendicité érigée en valeurs nationales, l’impunité , un fonctionnement de la société restée toujours féodale, des couches populaires laissés-pour-compte en matière de soins et d’éducation…
Et dans la partie dite française de l’archipel, les haines cultivées, la perte fulgurante des repères ancestraux, les mirages miroités, l’afflux massifs des frères du Continent et de la Grande Ile malgache, la fabrique effrénée d’une société de consommation, le déplacement forcé des populations, l’éclatement des familles…
Quarante ans après la séparation avec les îles sœurs, Mayotte est en train de recevoir les contrecoups d’une politique discriminatoire arrimée d’une toute-puissante administration policière. Des enfants y sont nés. Ils n’ont pas eu la chance d’aller à l’école. Ils se sont trouvés dans la rue. Ils ont même vu un jour leurs parents bousculés, expulsés. Ces enfants sont aujourd’hui les instigateurs d’une insécurité qui va crescendo à Mayotte.
La partie indépendante de l’archipel souffre d’une carence d’initiative, de volonté et d’actions
Si cette partie française, s’est choisie un destin de consommateurs, et dispose d’un projet articulé autour du déni, de la réécriture de l’histoire et de l’autolyse ; la partie indépendante , elle, souffre d’une carence d’initiative, de volonté et d’actions.
Bien qu’une certaine classe faite d’élites et de politiques se soit toujours fait l’apôtre des victimes, il ne s’est malheureusement développé aucune conscience collective en relation avec ces frères et ces sœurs malmenés à Mayotte. N’ayant jamais su faire preuve de réelle empathie à l’égard de ces sinistrés, le discours de cette classe est entendu par le peuple comme autant d’échos d’un jeu démagogique, comme simples déclarations des salons intellectuels. Les soucis du peuple ne sont pas ceux de cette classe. Celle-ci a la facilité d’obtenir un visa. Elle a le visa d’entrée multiple, la carte de séjour et la double nationalité (comorienne et française).
Le « Mahorais » de son côté, jongle en permanence entre son âme profonde de Comorien et sa posture existentielle, de français. Un temps le « Mahorais » qualifie son frère comorien de « clandestin », et le pourchasse ; un temps il débarque à Anjouan car possédé de l’esprit reviviscent d’un ancêtre commun, esprit dont l’exorcisme n’est possible dans certaines situations que dans une autre île sœur. Ils y viennent pour des rassemblements confrériques, ou des rituels soufi (Dahira). Ils viennent visiter leurs tombeaux familiaux. Ou bien à l’occasion d’un mariage, les mêmes qui se comportent avec cette violence extrême, facilitent l’obtention du visa à leurs cousins des autres îles .
L’on s’ingénie à réduire la poésie de cette humanité et la vitalité de tous ces échanges en des chiffres et des statistiques. A la faveur de cet espace rendu mortifère, les experts se perdent en conjecture, et individualisent “les causes” de ce qui est appelé “migrations clandestines” : causes économiques, sanitaires, familiales…
Est-il possible de sérier les mouvements d’une population dans son espace naturel ? Les comoriens ont juste besoin de circuler librement dans leur espace. Quoi de plus naturel ! Mayotte française est une chose, le flux circulatoire d’une population dans son espace naturel est une toute autre.
(1) Alfred Gevrey, Essai sur les Comores (1870), Kessinger Publishing 2010.
(2) Idem.
(3) Idem.
(4) Idem.
(5) Ahmed Ali Amir, Uropve N° 3, 3 mars 2016.
(6) Guy Fontaine, Mayotte, Karthala 1996.
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