Fatou Bensouda : « En Côte d’Ivoire, personne ne sera épargné »

L’année 2014 aura été difficile. Le procureur de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, refuse de parler d’échecs, mais sait que ses détracteurs l’attendent au tournant. Qu’elle aura bientôt à défendre des dossiers emblématiques et qu’il est urgent de redresser la barre.

Fatou Bensouda, procureur de la CPI. © PETER DEJONG / POOL / AFP

Fatou Bensouda, procureur de la CPI. © PETER DEJONG / POOL / AFP

Christophe Boisbouvier

Publié le 5 février 2015 Lecture : 11 minutes.

Fatou Bensouda joue gros. Trois ans après sa nomination au poste de procureur de la Cour pénale internationale (CPI), elle vient d’ouvrir un examen préliminaire sur les crimes de guerre présumés en Palestine. Évidemment, après la bataille de Gaza de juillet-août 2014 (près de 2 200 Palestiniens et 70 Israéliens tués), Israël se sent visé et juge cette décision « scandaleuse ».

Surtout, les États-Unis la qualifient d’ »ironie tragique », alors qu’Israël « a fait face à des milliers de roquettes terroristes ». À l’âge de 54 ans, la magistrate gambienne sait qu’elle se place entre le marteau et l’enclume. Si demain elle ouvre une enquête en bonne et due forme sur Gaza, elle risque de provoquer des représailles américaines contre la CPI. En revanche, si elle renonce à cette enquête, elle risque de s’attirer les foudres des États africains qui lui reprochent déjà de n’être qu’un procureur pour l’Afrique. Pour Fatou Bensouda, 2015 est l’année de vérité.

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Ce qui frappe chez cette femme élégante, mariée à un homme d’affaires maroco-gambien et mère de deux enfants, c’est son calme devant la tempête à venir. Depuis le 12 décembre 2011 – jour de sa nomination -, l’ex-étudiante en droit des plus grandes universités du Nigeria mène sa barque avec une parfaite sérénité. Du moins en apparence. Pas facile de la faire sortir de ses gonds.

Dans cet entretien, elle ne hausse le ton que sur les dossiers Bemba et Gbagbo. Elle n’aime pas du tout qu’on puisse la soupçonner de faire de la politique. De son prédécesseur Luis Moreno-Ocampo, dont elle a été l’adjointe, elle a retenu aussi la fermeté face aux pouvoirs en place. Certes, le président ivoirien Alassane Ouattara ne souhaite pas livrer Simone Gbagbo à la CPI, mais elle maintient la pression et annonce que les investigations dans le camp Ouattara vont s’intensifier à propos des violences postélectorales de 2010-2011.

Il y a un côté « mère sévère » chez Fatou Bensouda. Mais il faut la comprendre. La CPI n’est pas très riche – d’où la suspension de son enquête au Darfour. La CPI n’a pas de forces de police. Comme dit Amnesty International, elle doit obtenir la coopération des États parties tout en conservant le pouvoir de les attaquer ! Bref, la CPI est fragile. Or Fatou Bensouda est le seul visage de cette Cour dans les médias. Il est donc essentiel qu’elle transmette un message de fermeté. Ne serait-ce que pour traquer les plus grands criminels de guerre et pour défendre leurs innombrables victimes.

Jeune afrique : L’abandon des charges qui pesaient contre le président kényan, le 5 décembre 2014, n’est-il pas le plus grave échec de l’histoire de la CPI ?

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Fatou Bensouda : Ce jour a été un moment très douloureux pour ceux qui ont souffert dans leur chair et qui ont attendu pendant presque sept ans que justice soit rendue. Mais étant donné le niveau de preuves dont je disposais, je n’avais pas d’autre choix que de retirer les charges contre M. Kenyatta. Toutefois, cela ne signifie pas que le dossier est définitivement refermé : M. Kenyatta n’a pas été acquitté. L’affaire peut être rouverte ou ramenée devant la justice sous une forme différente si nous obtenons de nouvelles preuves qui établissent sa responsabilité dans les crimes commis au Kenya en 2007 et 2008. On ne peut donc pas parler d’échec.

J’ajouterais que cette enquête a été très difficile : plusieurs personnes qui auraient pu apporter des preuves importantes sont mortes ; d’autres étaient trop terrorisées pour témoigner, d’autres encore se sont rétractées… Quant au gouvernement kényan, il n’a ni coopéré ni respecté ses engagements. Mais des enquêtes ont été ouvertes sur les cas de subornation de témoins.

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Le 13 décembre, votre bureau a suspendu son enquête sur les crimes de guerre commis au Darfour. Cela veut-il dire que vous pourriez demander la relaxe du président soudanais, Omar el-Béchir, qui est inculpé par la Cour depuis 2009 ?

Non, les charges n’ont pas été abandonnées et je continue de demander l’exécution du mandat d’arrêt délivré contre le président El-Béchir, même si le Conseil de sécurité de l’ONU s’est montré incapable de prendre les mesures qui s’imposaient. J’ai dit qu’il était important de transférer les moyens financiers de mon bureau, qui sont limités, vers d’autres dossiers urgents, susceptibles de donner lieu à un procès. Il est vrai que nous n’enquêtons plus de façon active sur le Soudan, que nous avons en quelque sorte dû mettre nos activités en hibernation, mais nous continuons à surveiller la situation et nous sommes prêts à recevoir toutes les informations ou preuves que l’on pourra nous envoyer.

Omar el-Béchir voyage, mais son arrestation et son transfert à la Cour ne sont qu’une question de temps.

Omar el-Béchir voyage à travers le monde. Il a même reçu récemment la visite du ministre russe des Affaires étrangères. N’est-ce pas humiliant pour la Cour et pour vous-même ?

Oui, Omar el-Béchir voyage, mais son arrestation et son transfert à la Cour ne sont qu’une question de temps. En ce qui concerne la Russie, je rappellerais qu’elle fait partie du Conseil de sécurité de l’ONU qui, en 2005, a voté une résolution demandant à la CPI de se pencher sur le cas du Darfour. Et qu’en 2008, Moscou a approuvé une déclaration onusienne demandant au Soudan de coopérer et d’exécuter les mandats d’arrêt.

La CPI n’est-elle pas trop jeune et trop fragile pour s’attaquer à des chefs d’État en exercice ?

Non et il n’est pas question que nous fassions marche arrière. Nous avons ouvert des enquêtes ; des examens préliminaires se poursuivent en parallèle. Nous avons délivré 27 mandats d’arrêt et neuf appels à comparution. Six personnes sont en prison et dix sont recherchées par la Cour… Ces chiffres prouvent que la CPI avance et fonctionne, même si, puisque nous ne disposons pas de forces de police, les arrestations sont de la responsabilité des États qui ont ratifié le statut de Rome. Je rappelle que, sur les 122 – et bientôt 123 – États qui sont parties au statut de Rome, 34 sont africains : ils sont dans l’obligation de coopérer avec la Cour.

En Centrafrique et en RD Congo, beaucoup attendent avec impatience le verdict dans le procès de Jean-Pierre Bemba, l’ancien vice-président congolais accusé d’avoir commandité de nombreux crimes à Bangui, en 2002. Selon sa défense, un certain nombre de témoins auraient été manipulés et leurs témoignages inventés…

Dans le cas Bemba, nous avons été en mesure de démontrer que c’est la défense qui a présenté de fausses preuves et que des témoins ont fait l’objet de tentatives de corruption. En novembre 2013, des mandats d’arrêt ont été lancés contre les suspects. Tout ceci montre qui a vraiment eu recours à de la subornation de témoin dans ce dossier.

La Centrafrique est en proie à la violence depuis deux ans. Pourriez-vous engager des poursuites contre les anciens présidents Bozizé et Djotodia ?

Nous ne commençons pas à enquêter parce que les médias ciblent telle ou telle personne. J’ai ouvert une enquête en Centrafrique le 24 septembre 2014, à la demande du gouvernement de Bangui, qui souhaitait que l’on se penche sur les crimes commis depuis le 1er août 2012. Actuellement, nous nous concentrons sur les exactions que deux groupes armés sont soupçonnés d’avoir perpétrées : la Séléka et les anti-Balaka, mais je n’ai pas encore atteint le stade où je peux identifier les personnes à poursuivre. Nous en sommes encore à réunir des preuves sur le terrain.

En Côte d’Ivoire, le cas le plus emblématique est celui de l’ancien président, Laurent Gbagbo. Vous n’avez obtenu la confirmation des charges qu’à l’arraché. Le dossier d’accusation n’est-il pas très fragile ?

Les juges voulaient plus d’informations. Nous avons été en mesure de les leur apporter ; nous n’avions pas pensé qu’il était nécessaire de donner toutes les preuves que nous avions à ce stade de la procédure. Depuis, les charges ont été confirmées et je ne crois pas que cet épisode ait fragilisé notre dossier.

Depuis deux mois, Laurent Gbagbo revient en politique, puisqu’il se présente à la présidence de son parti. Cela peut-il aggraver son cas à vos yeux ?

La CPI est une institution judiciaire qui n’est pas concernée par ces questions politiques.

Autre cas emblématique, celui de Simone Gbagbo. Beaucoup disent que le régime d’Alassane Ouattara ne veut pas la transférer à La Haye afin de ne pas être obligé de livrer plusieurs de ses propres partisans…

J’ai toujours dit que nous allions enquêter sur toutes les parties concernées. Cela prend du temps, mais nous allons aussi enquêter dans le camp du président Ouattara.

Avez-vous déjà identifié des suspects ?

Ce n’est pas comme cela que nous fonctionnons. Nous commençons par enquêter sur des crimes, puis nous identifions les personnes qui en sont responsables.

Avez-vous déjà lancé des mandats d’arrêt contre des personnes proches d’Alassane Ouattara ?

L’enquête est en cours. Mais je peux vous garantir que personne ne sera épargné. En cette année 2015, il faut s’attendre à ce que nous intensifions notre enquête sur les crimes commis dans le camp Ouattara – c’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant.

Dans le procès qui vient de s’ouvrir à Abidjan, Simone Gbagbo est poursuivie pour atteinte à la sûreté de l’État, pas pour crimes de sang. Craignez-vous que, si elle n’est pas livrée à la CPI, la justice ivoirienne passe l’éponge sur les crimes commis notamment par les escadrons de la mort ?

Inutile de spéculer sur cette question. En octobre 2013, les autorités ivoiriennes ont contesté la recevabilité de l’affaire Simone Gbagbo devant la CPI, au motif qu’elle était poursuivie par la justice de son pays pour les mêmes faits. Mais, le 11 décembre 2014, les juges de la CPI ont rejeté le recours de la Côte d’Ivoire et demandé qu’elle livre sans délai le suspect. Moins d’une semaine plus tard, Abidjan a fait appel, et la question est maintenant devant la chambre d’appel de la CPI.

Ma mission, c’est d’appliquer la loi en toute indépendance et avec impartialité.

Dans cette affaire, n’avez-vous pas l’impression d’être instrumentalisée par la classe politique ivoirienne ?

Ma mission, c’est d’appliquer la loi en toute indépendance et avec impartialité, et c’est ce que je vais faire. Bien sûr, les commentateurs politiques vont continuer de parler et d’écrire, mais j’applique mon mandat et je ne tiens surtout pas compte des considérations politiques.

À Kinshasa comme à Abidjan, nombreux sont ceux qui pensent que, si Jean-Pierre Bemba et Laurent Gbagbo sont aujourd’hui à La Haye, c’est parce que les pouvoirs congolais et ivoiriens ont voulu s’en débarrasser…

Dans les deux cas, nous avons mené nos enquêtes de façon indépendante et en toute impartialité. Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, et c’est avec la plus grande fermeté que je démens l’affirmation selon laquelle MM. Bemba et Gbagbo seraient devant les juges pour des raisons politiques.

En Guinée, on attend toujours le procès des auteurs du massacre du 28 septembre 2009. Si rien ne se produit à Conakry, avez-vous l’intention d’agir ?

Je suis de très près ce que font les autorités guinéennes sur ce dossier, qui fait déjà l’objet d’un examen préliminaire. J’ai dit à plusieurs reprises, et même très récemment, aux autorités guinéennes que si aucun progrès n’était fait j’interviendrais pour enquêter et lancer d’éventuelles poursuites. C’est très clair. Mais il faut aussi reconnaître que des étapes significatives ont été franchies à Conakry. L’année dernière, plusieurs auditions de témoins et de victimes ont été menées.

Au Nigeria, l’émotion est grande depuis le rapt de plus de 200 lycéennes par Boko Haram en avril 2014. Que peut faire la CPI ?

La CPI mène actuellement un examen préliminaire pour voir s’il y a lieu de lancer une enquête et, dans ce cadre-là, nous travaillons avec les autorités d’Abuja.

Une enquête a été ouverte en janvier 2013 sur les crimes commis dans le nord du Mali. Avez-vous identifié des suspects ?

Nous n’en sommes pas encore là, mais nos enquêtes ont bien avancé, en dépit des difficultés que nous avons pu rencontrer à Gao : j’aurais aimé envoyer deux équipes d’enquêteurs, l’une à Gao et l’autre à Tombouctou. Mais faute de moyens financiers, cela n’a pas été possible, et nous concentrons donc nos efforts sur Tombouctou.

En Libye, vous réclamez en vain le transfèrement à la CPI de Seif el-Islam Kadhafi, l’un des fils du « Guide ». Négociez-vous toujours avec la milice de Zintan, qui le détient ?

Vu les conditions sécuritaires aujourd’hui en Libye, le dossier n’a pas beaucoup avancé. Où en est-on ? Nous avons demandé que Seif el-Islam nous soit livré ; les autorités libyennes ont protesté, mais la chambre d’appel de la CPI a jugé que le cas était recevable à La Haye. Nous continuons de réclamer son transfèrement.

Il y a un mois, l’État palestinien a signé le statut de Rome. La CPI va-t-elle engager des poursuites contre des militaires israéliens, notamment dans le cadre des violences commises à Gaza en juillet-août 2014 ?

Depuis le 2 janvier, la Cour a le droit d’ouvrir une enquête sur les crimes présumés commis à partir du 13 juin 2014 dans les territoires occupés, y compris à Jérusalem-Est. Le 17 janvier, j’ai donc ouvert un examen préliminaire sur la situation en Palestine. Je veux toutefois insister sur le fait qu’un examen préliminaire n’est pas une enquête ; il s’agit d’examiner les faits dans le but de déterminer si nous faisons ou non face à une situation qui nécessite l’ouverture d’une enquête. Et le cas échéant, nous enverrons des gens sur le terrain pour récolter des preuves.

Si cela arrivait, ne craignez-vous pas de perdre le soutien des États-Unis et d’accroître votre isolement sur la scène internationale ?

Non, je pense que cela n’arrivera pas. Les États-Unis ne sont pas signataires du statut de Rome, mais nous avons confiance dans le fait que nous pourrons continuer à compter sur le soutien des uns et des autres, qu’ils soient signataires ou non du traité.

Dans son discours à New York, en décembre, Sidiki Kaba, le nouveau président des États parties à la CPI, a plaidé pour un élargissement du champ d’action de la Cour à l’extérieur du continent africain. Faut-il redresser la barre ?

Nous ne travaillons pas en Afrique par choix, mais parce qu’il y a un besoin et que l’on nous a demandé d’intervenir. Cinq cas ouverts sur le continent l’ont été à la demande des gouvernements des pays concernés ; deux autres l’ont été à la demande du Conseil de sécurité de l’ONU. Prenons le cas du Kenya : nous nous y sommes intéressés parce qu’un procès n’a pas pu y être ouvert. Et nous n’avons pas ouvert un examen de la situation en Palestine pour prouver que nous n’intervenons pas qu’en Afrique, mais parce qu’il y a une demande et un besoin. Nous avons aussi ouvert des examens de situation en Géorgie, en Ukraine, en Colombie, en Afghanistan, au Honduras ! Il est important de le rappeler.

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Propos recueillis par Christophe Boisbouvier

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