Burkina Faso : où va la révolution ?
La transition se terminera avec les élections fixées au 11 octobre 2015. D’ici là, le tandem Kafando-Zida, sous pression constante, doit composer avec la rue, l’armée et la classe politique. Tandis que les prétendants au palais de Kosyam se préparent…
Ouagadougou, mi-janvier. Difficile d’imaginer qu’à peine cent jours plus tôt, la capitale burkinabè était à feu et à sang. Ni même que l’on sort d’une "révolution" qui a abouti à la chute du réputé indéboulonnable Blaise Compaoré, vingt-sept ans de pouvoir au compteur. Ouaga la laborieuse n’a guère changé en apparence : elle demeure propre, plus que la plupart de ses consoeurs du continent en tout cas, organisée et active dès potron-minet. Certes, les stigmates des journées folles des 30 et 31 octobre sont toujours visibles. Ici ou là, sur les murs ocre qui enserrent les rares immeubles de plus de trois étages ou la multitude de maisons qui s’étirent à l’infini, des "Blaise dégage !". Autre signe de cette éruption de violence, les restes calcinés de l’Assemblée nationale, exutoire privilégié de l’ire populaire et symbole de l’effondrement météoritique du régime Compaoré.
La transition, engagée cahin-caha dès le départ en exil, à Yamoussoukro, de l’ex-président, semble se dérouler sans accrocs. C’est l’avis, en tout cas, de la plupart de ceux qui se penchent à son chevet, notamment les membres du Groupe international de suivi et d’accompagnement de la transition pour le Burkina Faso (Gisat-BF), qui rassemble des représentants de l’Union africaine, de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de l’ONU, réunis pour un premier point d’étape à l’hôtel Laico du quartier de Ouaga 2000, le 13 janvier.
Un cas "facile"
Ainsi de l’ancien président burundais et candidat malheureux à la succession d’Abdou Diouf à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), expert en médiations à hauts risques, Pierre Buyoya : "C’est le cas le plus facile de ma carrière", nous a-t-il confié, dans un sourire, en sortant de la salle de réunion. Même sentiment chez le Togolais Edem Kodjo, ancien secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine, "très satisfait de l’évolution d’une situation qui était au départ inquiétante", et chez le chef de l’État sénégalais, Macky Sall, chargé par ses pairs d’Afrique de l’Ouest de s’occuper du cas burkinabè (Alassane Ouattara, proche de Compaoré, qu’il héberge par ailleurs, n’était pas le mieux indiqué ; tout comme le président en exercice de la Cedeao, le Ghanéen John Dramani Mahama, les anglophones ne comprenant pas toujours très bien les méandres de la politique chez les francophones…).
Macky Sall a passé toute la journée du 15 janvier dans la capitale, à écouter patiemment les uns et les autres, dirigeants, acteurs politiques de tous bords – y compris du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP, ex-parti au pouvoir), qui rase les murs -, militaires, membres de la société civile, opérateurs économiques, etc. "Nous nous dirigeons vers des élections couplées [législatives et présidentielle] courant octobre 2015", nous expliquait-il dans sa suite du dernier étage du Laico – quelques jours plus tard, le 22 janvier, Michel Kafando, le président de la transition, les a fixées au 11 octobre. Et le président sénégalais de poursuivre : "Les municipales, elles, auront lieu plus tard. Notable avancée sur le chemin de la parité, les partis se sont entendus pour que les listes, lors du scrutin législatif, contiennent 30 % de femmes à des positions éligibles. Dernier point, enfin : compte tenu des délais et de l’absence de recensement, il est très peu probable que les Burkinabè installés à l’étranger puissent voter cette fois-ci." Bref, hormis quelques détails, ça roule. La transition, un long fleuve tranquille ? Voire…
Trop de promesses ?
D’abord, l’essentiel : l’économie. Selon le Fonds monétaire international (FMI), la croissance devrait se situer à 5 % en 2015 (comme en 2014). Une révision à la baisse, alors que les événements d’octobre sont venus s’ajouter à d’autres difficultés : la chute des cours de l’or et du coton – dont le Burkina est un important producteur – a entamé les recettes et obligé l’État à réduire ses dépenses publiques. La dette intérieure s’aggrave, et les caisses commencent à sonner creux.
Installé au Burkina depuis 2007 et à la tête de nombreuses entreprises (boulangeries, bars et restaurants…), un opérateur économique italien remarque que "la consommation globale a chuté d’environ 30 %, y compris pour les produits de première nécessité". Les bailleurs comme les investisseurs attendent d’y voir plus clair. Le manque de visibilité et d’argent, les difficultés politiques et sociales exacerbent les tensions. S’ajoute l’inexpérience de ceux qui ont à gérer les affaires courantes, comme les prochaines élections.
Cerise sur le gâteau : les (trop) nombreuses promesses formulées par le binôme formé par Michel Kafando et Yacouba Isaac Zida, le Premier ministre, sans doute emportés par l’allégresse de leur subite promotion à la tête de l’État, mais aussi par l’inextinguible soif de changement d’une jeunesse sur les nerfs et le qui-vive, à qui ils entendent donner des gages. Démocratie, justice, vérité (affaires Sankara et Zongo), travail, bien-être, bonheur… N’en jetez plus !
La rue dégomme
Autre écueil, la rue. L’histoire du Burkina est jalonnée de ses prurits insurrectionnels : quand une jeunesse politisée nourrie des idéaux promus par une forte tradition syndicale – mais aussi par l’expérience révolutionnaire des années 1983-1987 – se lève comme un seul homme. Ce fut le cas en 1999, après l’assassinat de Norbert Zongo ; en 2011, après la mutinerie d’une partie de l’armée ; puis, bien sûr, fin octobre 2014. Pas étonnant que les dirigeants de la transition soient sous pression permanente.
Deux ministres ont ainsi été contraints à la démission à cause de la contestation populaire : Moumouni Dieguimdé (Infrastructures), accusé, pêle-mêle, d’avoir fait de la prison aux États-Unis, d’avoir mis en avant de faux diplômes et d’avoir octroyé des marchés publics de gré à gré ; et Adama Sagnon (Culture), qui n’aura passé que vingt-quatre heures en fonction… Motif de son éviction express ? Cet ancien procureur de la République est soupçonné d’avoir "enterré" le dossier Zongo à l’époque. Kafando et Zida nomment, la rue dégomme…
"Attention à cette gouvernance par la rue, critique Ablassé Ouédraogo, ex-ministre des Affaires étrangères, ancien directeur général adjoint de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et patron du parti Le Faso autrement. D’une part, les dirigeants de la transition seront trop occupés à gérer ces perturbations au détriment du vrai travail à effectuer. D’autre part, il ne faut pas donner l’impression aux fauteurs de troubles qu’à chacune de leurs revendications, l’État recule."
Dernier exemple de cette tension sous-jacente mais quasi permanente, la pression mise sur Zida pour dissoudre le Régiment de sécurité présidentielle (RSP), dont il était le numéro deux jusqu’à la chute de Blaise. Demande à laquelle, dit-on, il a envisagé d’accéder fin décembre 2014, avant de se heurter – violemment – à la toute-puissance de cette garde prétorienne suréquipée et à ses chefs, officiels comme le colonel Boureima Kéré, ou officieux comme le général Gilbert Diendéré qui, malgré son éviction, demeure incontournable. Si quelqu’un en doutait encore, voici la démonstration que le seul îlot de stabilité et la seule entité intouchable, c’est le RSP. L’illustration, aussi, que Zida, pris en étau entre la rue, l’armée et la classe politique, n’est pas omnipotent, loin de là. Il doit composer en permanence.
De grandes manoeuvres
En revanche, sur la scène politique, l’heure est aux grandes manoeuvres. En ligne de mire, les législatives et, surtout, la présidentielle. Trois ou quatre personnalités se détachent déjà : l’ancien président de l’Assemblée nationale Roch Marc Christian Kaboré, du Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) ; le chef de file de l’opposition Zéphirin Diabré, de l’Union pour le progrès et le changement ; Ablassé Ouédraogo ; et, dans une moindre mesure, Bénéwendé Sankara, de l’Union pour la renaissance-Parti sankariste (Unir-PS). Tous sont persuadés de leurs chances d’atterrir au palais de Kosyam.
Kaboré est le dernier à avoir intégré les rangs de l’opposition. Lui et ses alliés Salif Diallo et Simon Compaoré peuvent être considérés par nombre de Burkinabè comme comptables des reproches formulés à l’encontre de Blaise, à qui ils doivent tout, ou presque. Paradoxe, ils sont les plus virulents à son endroit mais peuvent difficilement incarner le changement et la virginité. Diabré a pour lui ses succès électoraux passés, quand il transforma en un tournemain, fin 2012, sa jeune formation, l’UPC, en deuxième force politique du pays. Issu d’une ethnie minoritaire, les Bissas, parviendra-t-il à rassembler largement ?
Ouédraogo, lui, a le profil idéal : moagha (le singulier de mossis, du nom de l’ethnie majoritaire – environ 60 % de la population) et musulman (70 % de la population, tandis que Compaoré est chrétien). Mais son parti est le moins implanté des trois. Reste à savoir si les jeunes sont aussi soucieux que leurs aînés des origines ethniques ou religieuses des candidats. Zéphirin Diabré pense que non : "Les jeunes d’aujourd’hui s’en fichent royalement, comme un peu partout en Afrique d’ailleurs. Même le Mogho Naba [le roi des Mossis] n’est plus aussi respecté qu’avant."
À la pêche aux dons
De nouvelles candidatures devraient cependant émerger, qui élargiront le cercle des prétendants de poids. On parle beaucoup, par exemple, de Djibrill Bassolé, le dernier ministre des Affaires étrangères de Compaoré, dont certains intimes pensaient même qu’il en ferait son successeur. Accusé de trahison par les proches de l’ex-président, qui affirment qu’il était au côté du général Honoré Traoré – lequel s’apprêtait à prendre le pouvoir – avant même la chute de son mentor, Bassolé est visiblement allé à Canossa : il a rencontré longuement l’exilé de Yamoussoukro il y a quelques semaines…
Bassolé jouit d’un important réseau international et connaît bien nombre de chefs d’État du continent, ce qui est toujours utile à l’heure d’engranger les financements indispensables à une campagne électorale. Mais il est général de la gendarmerie et beaucoup de Burkinabè ne veulent plus entendre parler d’un militaire à Kosyam, dans un pays qui n’a connu que deux présidents civils, Maurice Yaméogo et… Michel Kafando. En outre, il n’a pas de parti sous la main. Et lui aussi est issu d’un groupe ethnique minoritaire, les Gourounsis. Autre nom qui se murmure, celui de Kadré Désiré Ouédraogo, le président de la Commission de la Cedeao. Qui botte en touche lorsqu’on lui pose la question.
Parmi les termes de l’équation présidentielle, évidemment, l’argent. Si Kaboré n’en manque pas, il n’en va pas de même de ses adversaires, qui vont devoir aller à la pêche aux dons. Cela n’effraie pas Ablassé Ouédraogo : "Aujourd’hui, nous partons tous sur la même ligne. L’argent ne suffit pas. La preuve, les gens ont toujours pris celui généreusement distribué par le CDP. À quoi cela a-t-il servi ?"
Last but not least, l’influence de Blaise Compaoré lui-même. Diabré, Ouédraogo et consorts se posent tous la même question : qui soutiendra-t-il (et, par ricochet, Alassane Ouattara) ? Car à l’évidence, personne ne l’imagine rester les bras croisés en terre d’Éburnie. "Il connaît parfaitement ce pays et ses hommes, et il a encore des moyens et des obligés, croit savoir l’un de ses anciens conseillers. Il jouera forcément un rôle." Lequel ? Diabré et Ouédraogo sont convaincus qu’il fera tout pour empêcher ceux à qui il en veut le plus, Roch Marc Christian Kaboré et surtout Salif Diallo, de parvenir à leurs fins. Reste à savoir qui sera l’heureux "élu". Patience, la vengeance est un plat qui se mange froid…
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