« Charlie Hebdo » : chronique d’une catastrophe annoncée
Simon Njami est un écrivain et essayiste camerounais, cofondateur de la « Revue noire », commissaire de nombreuses expositions (parmi lesquelles « Africa Remix » et les Rencontres africaines de la photographie, à Bamako) et conseiller artistique de la Fondation Sindika Dokolo, mais aussi un spécialiste des auteurs James Baldwin et Léopold Sédar Senghor.
Nous sommes tous sous le coup d’une émotion légitime. La France vient de connaître les heures les plus noires de son histoire contemporaine. Les rues de Paris ont été transformées en champ de bataille, en zone de guerre. Il y a eu du sang. Il y a eu des morts. L’indignation et la colère qui nous ont saisis au cœur n’étaient pas dues uniquement à l’horreur des événements, mais à leur proximité. Nous nous pensions à l’abri de ces images que l’on n’imaginait que dans des territoires lointains.
Nous avons pleuré le 11 septembre 2001 avec les New-Yorkais qui ont assisté, impuissants, à l’explosion des tours jumelles du Wall Street Center, provoquant la mort de près de 3000 personnes. Nous nous sommes indignés lorsqu’à Madrid le jeudi 11 mars 2004, plusieurs bombes posées par des islamistes ont tué près de deux cents personnes et blessé 1 400. Le 7 juillet 2005, quatre explosions touchent les transports publics de Londres faisant 56 morts et 700 blessés. Le premier attentat de cette ampleur avait lui aussi eu lieu en Angleterre, le 21 décembre 1988, à Lockerbie, où 270 personnes avaient trouvé la mort.
Nous n’entrerons dans aucune comptabilité sordide. La mort d’un innocent devrait suffire à nous jeter dans les rues et à nous rendre plus déterminés pour lutter contre cette terreur aveugle qui frappe sans discrimination. Parce que si ces morts innocentes appellent notre colère et notre compassion, nous ne devrions pas oublier, comme le chercheur français Mathias Delori le signale dans un article où il cite la philosophe américaine J. Butler, que depuis 1988, en réaction, l’Occident a causé 19 144 morts, sans mentionner les enfants de Gaza ou les 37 personnes tuées au Yémen le même jour que se déroulait le drame de Charlie Hebdo. Cela dit, les 17 morts de Paris (j’exclus du nombre les trois terroristes pour ne m’en tenir qu’aux victimes) ne répondent peut-être pas à cette notion de "hasard" dans la mesure où douze d’entre eux représentaient des cibles identifiées.
Ce qui s’est passé en France ces derniers jours ne commence ni ne s’arrête à l’horreur dont nous avons été les témoins.
Les tueurs en voulaient aux journalistes de Charlie Hebdo. Il s’agissait pour eux d’un règlement de compte personnel, d’un exemple à ériger pour l’édification de tous. Nous n’entrerons pas ici dans le conflit qui opposait les islamistes aux journalistes de Charlie Hebdo. C’est de l’onde de choc provoquée par ces assassinats qu’il convient de parler ici. Pour quelle raison la France, les Parisiens et au-delà le monde occidental a-t-il accusé d’une manière aussi traumatique un événement dont les experts nous ont toujours dit qu’il était envisageable.
La vérité se cache dans la puissance symbolique de l’attaque terroriste dans laquelle les uns et les autres ont voulu voir une atteinte à ce qui constituait l’essence de la république française. En s’attaquant à des journalistes en plein cœur de Paris, les terroristes avaient pour but de saper le fondement même de la République. La liberté d’expression, la liberté de contestation, en un mot, les libertés essentielles qui fondent le pacte social français. Nous étions confiants dans la sacro sainte République et ces trois mots qui en sont l’emblème : liberté, égalité, fraternité. Aujourd’hui nous sommes en droit de nous poser des questions.
Il ne sert à rien, comme sans doute cela sera le cas dès que retombera l’émotion qui cimente l’unité nationale, d’ergoter sur ce qui aurait pu être fait. Sur ce qui n’a pas été fait. Sur ce que nous savions ou ne savions pas. Très rapidement, dans les semaines à venir, on va vouloir désigner des coupables. Trouver des réponses faciles et superficielles qui en dédouaneront quelques-uns et en condamnerons d’autres.
Des apprentis sorciers imbus d’eux-mêmes viendront occuper les écrans de télévision. Et le jeu politique traditionnel qui consiste à se renvoyer la balle de la responsabilité va reprendre ses droits, au détriment d’une réflexion en profondeur qui seule nous permettrait d’envisager ce qui s’est déroulé dans un spectre plus large. Il me semble, cependant que l’émotion n’est pas bonne conseillère, parce qu’elle nous prive de cette distanciation sans laquelle il est difficile de penser et d’analyser. Ce qui s’est passé en France ces derniers jours ne commence ni ne s’arrête à l’horreur dont nous avons été les témoins. Il s’agit d’une mécanique implacable qui est à l’œuvre depuis des années et dont les signes avant-coureurs les plus spectaculaires furent la flambée de violence dans les banlieues à l’automne 2005.
Le problème qui se pose à nous aujourd’hui est celui de la République et de son fonctionnement. Car, il me semble que c’est là, et nulle part ailleurs, que le bât blesse. La flambée des banlieues pointait du doigt un malaise dans notre civilisation, une réflexion en panne et l’absence d’outil réel d’intégration. Les jeunes gens qui ont décidé d’exécuter cette fatwa étaient Français. Et leurs victimes furent d’autres Français. Bien sûr, la brutalité de l’attaque perpétrée contre un journal a atteint les objectifs sans doute recherchés par ces jeunes gens. Et le choc dont la France mettra du temps à se remettre est en partie le fait de la surmédiatisation de cette expédition punitive qui se déroulait sous nos yeux, en temps réel, dans les lieux sacrés de la République.
La République qui est au cœur du débat français doit accepter sa part de responsabilité dans la succession d’événements qu’a connu la capitale française.
Si ces lieux sont effectivement sacrés, s’ils sont les symboles de la République, alors force est de constater que cette république là ne représente plus rien pour des dizaines, voire des milliers de jeunes en déshérence, dont la seule issue est de tomber sous le charme nauséeux des sirènes de la guerre sainte, un peu comme les kamikazes japonais pour lesquels la vie sur terre n’avait aucune valeur et toute gloire, selon le principe du Hagakuré qui régissait la vie des samouraïs ne pouvait être atteinte que par une mort assumée. Au-delà du prétexte religieux (ce n’est pas vraiment de religion qu’il s’agit) qui masque la réalité profonde de la panne républicaine, c’est la biographie de ces nouveaux monstres à laquelle il nous faudra nous intéresser. Parce que, au moment où nous sommes occupés à commenter ce qui s’est déroulé, d’autres horreurs se préparent. D’autres chocs s’élaborent à l’abri de camps d’entraînements clandestins. La république qui est au cœur du débat français, la république en danger, la république menacée, doit accepter sa part de responsabilité dans la succession d’événements qu’a connu la capitale française. Le principe autour duquel s’élabore la république, le credo en lequel tous autant que nous sommes croyons depuis la nuit des temps, est celui de résoudre ce que Ernst Bloch avait nommé la question essentielle : la question en soi du Nous.
Tous ces jihadistes d’un type nouveau ne veulent plus, apparemment, se référer à ce Nous qui fonde la république. Ils ne se considèrent plus comme partie prenante d’un contrat social auquel chacun doit se soumettre. À vrai dire, ils ne se considèrent même plus comme des humains, ce qui expliquerait le peu de valeur qu’ils accordent à la vie terrestre, mais comme des surhommes, au sens Nietzschéen du terme. Ils ont accédé à une sphère dans laquelle la logique humaine, les raisonnements humanistes n’ont plus aucune prise. Ils sont les produits de nos sociétés malades, et si nous voulons anticiper sur les événements à venir, il importe de revenir sur les mécanismes de la machine infernale qui les a enfantés.
Lorsque WEB Du Bois préconisait que le problème principal auquel le vingtième siècle aurait à se confronter était la color line, il abordait le question du "choc des cultures" sous l’angle racial du pays qui l’avait vu naître : les États-Unis d’Amérique. Il me semble que pour parler de la France, même si nous ne pouvons pas nier un certain racisme ancré dans la société, la barrière la plus difficile à résoudre et qui, selon moi, ouvre la boîte de pandore des extrémismes, est la barrière sociale.
L’histoire nous l’a enseigné : toute société en crise exacerbe la création d’extrêmes qui remettent en question la légitimité du système dans lequel ils évoluent. C’est un phénomène qui peut s’observer en Europe, d’une élection à l’autre, où les partis dits non républicains prennent un poids de plus en plus grand dans la vie politique. Depuis la fin des idéologies, la pensée nationaliste et xénophobe a pris le pas sur l’idée de partage, et entraîne un repli sur soi qui exclut l’autre, lequel, soudain, devient la cause de tous les maux. C’est dans cette zone de confort que se réfugie en général les laissés-pour-compte de la société. C’est le réflexe d’une partie de l’ancien prolétariat dont les outils de productions ont été condamnés par la gestion capitaliste du monde.
Pour ce qui est des Français issus de l’immigration, comme on les nomme régulièrement en France, la question se pose en d’autres termes. Frappés de plein fouet eux aussi par la crise, ils ne peuvent pas se réfugier dans les parties d’extrêmes dont ils savent qu’ils ne feront rien pour eux. Mieux encore, ils sont souvent les cibles des discours xénophobes développés par ces formations politiques. Amedy Coulibaly, le preneur d’otages de la porte de Vincennes, semblait n’être pas encore celui qu’il deviendra lorsqu’en 2009, il avait fait partie d’une délégation de neuf personnes en formation en alternance qui devaient rencontrer le président Sarkozy sur le thème de l’emploi à Grigny (Essonne). D’après la presse de l’époque, le jeune homme aurait déclaré alors : "À la limite si le président peut aider à me faire embaucher…" Serait-il devenu le tueur qu’il est devenu s’il avait effectivement trouvé du travail ? Nous ne le saurons sans doute jamais.
Coulibaly serait-il devenu le tueur qu’il est devenu s’il avait effectivement trouvé du travail ? Nous ne le saurons sans doute jamais.
Cette visite du président faisait suite à la flambée de violence de l’automne 2005 où les pouvoirs publics avaient "découvert" qu’il existait un problème réel d’intégration professionnelle dans les banlieues "populaires". Revenant sur ces événements un recteur d’Académie, Armel Pécheul, écrivait ceci : "Pour les historiens, les événements de l’automne 2005 resteront certainement aussi importants que ceux que la France a traversés au mois de mai 1968. C’est, en effet, d’une césure de civilisation qu’il s’agit : rien ne sera plus comme avant."
Un peu plus loin, il ajoute : "Les pouvoirs publics ont-il pris l’exacte mesure de ces événements ? Accepteront-ils enfin d’admettre que l’Éducation nationale a gravement failli dans sa mission d’instruction et d’assimilation de tous les élèves depuis toutes ces années ? Décideront-ils enfin que la réponse à apporter à ces questions ne se limite pas au volet social ou à l’adjonction de moyens financiers supplémentaires ? Il y a fort à parier que non." Il semblerait que l’histoire ait donné raison à ce bon recteur qui a eu l’intelligence de ne pas faire d’amalgames liés aux origines mais a parlé de culture, en établissant un parallèle avec la révolution de mai 1968. De césure, c’est-à-dire de fossé, de cassure.
La question des banlieues me semble intrinsèquement liée aux tueries parisiennes. Depuis le premier choc pétrolier de 1974 qui a laissé sur le carreau un grand nombre de travailleurs et transformé le plein emploi en un mythe hors de notre portée, les problèmes sociaux que connaissaient ces ouvriers, ce prolétariat abandonné à lui-même (dont une grande partie est composée par les migrants), se sont répercutés sur leurs enfants et leurs petits enfants. J’ignore quelles sont les statistiques à cet égard, mais il ne me semble pas invraisemblable de situer l’échec scolaire, les taux de chômages les plus élevés et l’absence de perspectives sociales dans ces poches de tension qui, si elles ne font pas la "une" des journaux de manière régulière, n’en constituent pas moins une poudrière dont l’explosion retombera sur chacun de nous.
La République doit reprendre ses droits et assumer pleinement son rôle qui est d’assurer les mêmes chances à tous. Il ne s’agit plus ici de vœux pieux, mais d’une impérieuse nécessité qui est la seule réponse aux égarements fatidiques dont une certaine jeunesse est la proie. Quels sont donc les modèles dont disposent ces jeunes français dont ni les parents ni l’école ne peuvent assurer l’intégration ? Des chimères. Des rêves d’une gloire qui ne leur sera jamais accessible s’ils n’ont pas la chance d’exceller dans un sport.
L’écrivain américain James Baldwin avait écrit un jour : si l’on m’avait, lorsque j’étais enfant, appris que Pouchkine et Alexandre Dumas avaient du sang noir, cela aurait changé ma vie. Personne n’a jamais parlé à ces jeunes d’Avicenne, d’Averroès ou de Saladin que le très catholique Dante a placé dans son limbe, auprès des plus grands philosophes européens. Mais tout le monde ne peut pas être James Baldwin. Les banlieues ont brûlé un jour parce que les jeunes se sentaient exclus et délaissés. Et les seuls modèles que leur offrait notre monde globalisé, les seuls rêves de gloire qui exerçaient sur eux une attraction morbide furent le martyre.
Lorsque Armel Pécheul parlait d’une césure de civilisation, ce sont bien les effets de cette césure dont nous sommes aujourd’hui les témoins ahuris. Combien d’autres morts faudra-t-il encore attendre avant de s’attaquer aux problèmes de l’intégration, de la scolarisation et de la représentation ? J’espère du moins qu’il ne nous faudra pas vivre d’autres événements de cette sorte pour nous retrousser les manches et remailler ce tissu social qui se délite en France, comme partout en Europe.
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Simon Njami
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