Abdellah Taïa, une errance parisienne
Tourmenté, l’écrivain Abdellah Taïa semble l’être autant que les personnages de son nouveau roman, une prostituée et un transsexuel exilés en France. Comme eux, il poursuit une longue quête identitaire entre les tabous de son pays d’origine et les rejets de son pays d’accueil.
Abdellah Taïa donne rendez-vous dans "un des rares bistrots qui ont gardé leur style parisien authentique", le café Sarah Bernhardt, sur la place du Châtelet, où les tableaux de la célèbre actrice ornent les murs. Romancier frêle et pudique au regard timide, Taïa porte la barbe ce jour-là. "C’est juste par négligence, je vais la raser", précise-t-il de sa voix fluette.
En le regardant se servir de thé au jasmin, on a du mal à ne pas le confondre avec l’un des personnages de son nouveau livre, Un pays pour mourir, où il raconte l’histoire de deux immigrés maghrébins confrontés, en France à la dure réalité du "postcolonialisme" – selon ses propres termes.
Zahira, une prostituée du quartier de Barbès, et Aziz, un transsexuel algérien, ne peuvent ni rentrer au bled où l’on ne veut plus d’eux, ni se faire une place dans une ville où ils participent pourtant à la sexualité des Français. "Seuls à Paris. Au centre et pourtant au bout du monde", ils sont à la croisée des routes, perdus dans une société qui les exploite mais qui ne leur accorde aucune place, les obligeant à s’inventer un no man’s land qui ne leur apporte aucune paix. Tout le roman est construit autour de cette confrontation entre un monde parisien impitoyable et les aspirations des personnages à un idéal d’amour.
Pour fuir leur exclusion, Zahira et Aziz s’identifient à l’actrice française Isabelle Adjani – figure centrale de l’imaginaire d’Abdellah Taïa -, qui leur rappelle le monde des djinns de leur enfance. Ainsi organisent-ils des "Lilas", veillées mystiques au cours desquelles ils visionnent le film Possession (1981), d’Andrzej Zulawski, dans lequel elle joue. Des heures durant, ils entrent en transe face au visage d’"une Adjani qui aime. Qui souffre. Qui pleure. Qui crie. Qui court. Qui saute. Qui tombe. Un visage hanté, habité par nous tous. Un visage et uniquement un visage. Et rien d’autre". Face au chaos qui leur est imposé, Zahira et Aziz tentent de donner du sens à leur vie, suivant dans un rituel mystique libératoire cette actrice qui a des origines arabes, comme eux.
Différents destins liés
Le roman ne dit pas s’ils parviennent à se libérer. Il se contente d’ouvrir la voie à l’imaginaire en reliant différents destins liés, directement ou indirectement, à l’histoire de la France coloniale. Ainsi Zineb, la tante disparue de Zahira, réapparaît-elle à la fin du roman, et l’on apprend qu’elle a suivi des soldats français en Indochine, où elle s’est prostituée en rêvant de devenir actrice. Zahira a-t-elle reproduit la vie de sa tante ? Comme elle, elle a été contrainte d’immigrer. Comme elle, elle a donné son corps à des inconnus. Comme elle, elle a rêvé. Comme elle, elle cherche un pays pour mourir…
L’effet miroir des destins qui se répondent dans le roman est aussi déconcertant que les temporalités politiques qui structurent le récit.
Dans ce roman, l’effet miroir des destins qui se répondent est aussi déconcertant que les temporalités politiques qui structurent le récit. L’histoire s’ouvre en 2010, à la veille des révolutions arabes, et se referme avec un moment colonial, celui de l’Indochine. Entre les deux, un zoom puissant sur la révolution iranienne de 2010 à travers le personnage de Mojtaba, étudiant iranien ayant fui la répression d’Ahmadinejad, accueilli par Zahira dans cette ville à la fois proche et lointaine qu’est Paris. Sachant qu’il ne pourra rentrer en Iran, Mojtaba cherche lui aussi un pays pour mourir…
Quand il écrit, Abdellah Taïa exprime toute sa colère, forçant les lignes entre le roman et l’écrit militant dans un style saccadé, comme s’il s’agissait de porter des coups de poignard. Islamisme, immigration, mysticisme, révolutions, prostitution… Il y a dans ce texte tous les thèmes chers à l’écrivain qui irriguaient déjà L’Armée du salut (2006), écrit quasi autobiographique sur son homosexualité, Le Jour du roi (2010), sur le Maroc de Hassan II, ou encore Infidèles (2012), récit de la vie d’une prostituée dans une société où cohabitent islam et sorcellerie…
Aujourd’hui, Abdellah Taïa n’est plus le héros de ses livres ni l’homosexuel qui fit son coming out en juin 2007 dans les colonnes du magazine Tel Quel, récoltant au passage des menaces de meurtre lancées par un journal arabophone indigné par les aveux d’un zamel (traduisez "pédé"). En écrivant, il prend de plus en plus conscience des autres injustices et, à 41 ans, l’enfant de Hay Essalam, quartier islamiste notoire de Salé, parle de plus en plus du Maroc des oubliés, des rêves brisés de ces jeunes qu’il veut réveiller (Lettre à un jeune marocain, 2009), des citoyens infantilisés par les politiques. "Ceux qui disent que les Marocains n’ont pas de conscience politique se trompent lourdement. Les Marocains ne sont pas dupes. Ils ont appris à aseptiser leurs discours par nécessité mais savent très bien être francs dans un contexte de liberté", clame-t-il.
Maroc des riches, Maroc des pauvres ; Maroc francophone, Maroc arabophone. "Combien de fois mes compatriotes riches m’ont regardé bizarrement parce que je parlais le français, leur français, alors que je suis le produit de l’enseignement public marocain. Combien de fois ai-je dû essuyer ce regard dégradant sur le pauvre parmi les pauvres qui arrive à s’exprimer si bien dans la langue de leur caste ?" lâche-t-il. Depuis l’arabisation, dans les années 1980, l’enseignement public au Maroc s’est effondré, produisant des générations entières de handicapés linguistiques qui n’arrivent plus à s’exprimer ni en arabe ni en français.
"Mais contrairement aux riches, j’utilise le français pour parler de ma culture marocaine", poursuit Taïa, comme pour mordre cette caste qui habite Rabat, Casablanca, Marrakech mais "vit à l’heure de Paris". S’il pense en marocain, il écrit en français. Ses personnages sont comme lui, issus d’une famille nombreuse qui vit entassée dans une petite chambre, baignant dans la sorcellerie ("shour"), sous le regard d’une mère tendre mais autoritaire – comme M’barka, la sienne.
Homosexuel, musulman et laïc
À l’instar de tous les étudiants marocains, Taïa a lu les fresques islamiques de Jurji Zaydan, les écrits philosophiques d’Abou Al Alaâ Al Maâri, les fables d’Al Jahedh… Les héros de ses romans rêvent des Mille et Une Nuits, regardent les films égyptiens de Souad Hosni et chantent Abdelouahab, l’un des plus grands chanteurs arabes. "Ces écrivains et ces artistes arabes sont aussi universels que Shakespeare, Dante ou Sartre.
Extraordinairement libres, ils osaient questionner Dieu. Malheureusement leur oeuvre d’avant-garde a été vidée de son sens par un système d’enseignement pauvre et stérile", se désole Taïa. Ses yeux brillent : "Ressusciter ce patrimoine est la meilleure arme contre Daesh." Trop ambitieux ? Pas sûr. "Homosexuel, musulman et laïc" : plus que jamais le romancier affiche son identité dans ce Paris où il s’est installé en 1999 "pour vivre comme un être humain". Quinze ans après, le Maroc a-t-il changé ? "Les médias parlent plus librement de l’homosexualité. Mais le temps politique est en déphasage par rapport au temps socioculturel", estime-t-il.
Côté famille, les choses ont changé depuis la mort de sa mère, à la fois crainte et admirée, immortalisée dans une lettre ouverte où il s’excusait de la peine engendrée par son coming out. Depuis la mort de M’barka, le socle de la famille, en 2010, ses neuf frères et soeurs ont gardé le lien, mais personne n’ose encore aborder ouvertement le sujet de son homosexualité. Ce qui n’est pas le cas de ses neveux et ses nièces, qui le font sans problème…
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