Turquie : misogynes, les islamo-conservateurs de l’AKP ?
La propension des islamo-conservateurs de l’AKP à imposer aux femmes la manière dont elles doivent se comporter ou s’habiller indispose la fraction la plus jeune et citadine de la population. D’autant que les violences dont ces dernières sont victimes ont augmenté de 1 400 % depuis 2002.
Tout a commencé par une hilarité générale. En juillet 2014, lorsque Bülent Arinç, vice-Premier ministre et grognard de l’AKP – le parti islamo-conservateur au pouvoir -, déclare que "les femmes ne doivent pas rire en public afin de conserver leur décence", des milliers de Turques se photographient en train de s’esclaffer, lançant sur Twitter le mouvement Direnkahkaha ("résistons par le rire"). "On a préféré prendre avec humour cette déclaration désolante, raconte à J.A. la journaliste et écrivain Ece Temelkuran, l’une des toutes premières frondeuses (son compte est suivi par 1,2 million de followers). Mieux vaut se moquer de ces propos délirants, sous peine de sombrer à notre tour dans la folie."
Un mois plus tard, la colère monte. Cette fois, ces dames postent des clichés de leurs escarpins et pantoufles. Elles emboîtent le pas à Aylin Nazliaka, député d’opposition (CHP, centre gauche), qui menace ses collègues AKP de leur jeter sa chaussure à la tête : "Vous savez que trois femmes sont tuées chaque jour, que les violences à leur encontre ont crû de 1 400 % [entre 2002, date de l’arrivée de l’AKP au pouvoir, et 2009, selon le ministère de la Justice]. Ceux qui leur imposent la manière dont elles doivent s’habiller ou se comporter encouragent les meurtriers", s’emporte-t-elle.
En 2013, par exemple, Turkish Airlines a tenté d’interdire à ses hôtesses les rouges à lèvres "trop voyants" et, sur une chaîne de télévision privée, une présentatrice a été licenciée pour un décolleté jugé trop audacieux. "Sa robe n’était pas acceptable. Nous ne nous mêlons pas de la vie des gens, mais c’était trop", avait commenté Hüseyin Çelik, le porte-parole de l’AKP. Or c’est justement ce qu’elle considère comme l’immixtion du gouvernement dans sa vie privée qui irrite une large frange de la population – en majorité jeune et citadine – attachée à son héritage laïc et au respect de son intimité.
>> Lire aussi : Gaye Petek : "Une femme Premier ministre, ça n’avait étonné personne en Turquie"
Recep Tayyip Erdogan considère l’avortement comme un "crime"
À l’AKP, chacun y va de son petit couplet sur des sujets aussi personnels que la sexualité ou la procréation. En ligne de mire, l’avortement, que Recep Tayyip Erdogan qualifie de "crime". Il devient quasi impossible d’accéder aux centres qui le pratiquent et, en 2012, le gouvernement a voulu faire passer son délai légal de dix à quatre semaines, avant de reculer face aux associations féministes. Un recul qui ne signifie pas renonciation… D’autant que le président a franchi un cap, fin 2014, en assimilant la contraception, pourtant censée prévenir ce "crime", à "une trahison" visant à "assécher" cette génération qu’il souhaite de "trois enfants par femme" afin de "hisser la Turquie au niveau des civilisations modernes".
"Erdogan est issu de la droite conservatrice. Pour lui, les femmes sont avant tout des épouses et des mères, explique Ece Temelkuran. Elles sont de plus en plus menacées par ce conservatisme rampant." Un sentiment que partage Ayse Danisoglu, député CHP d’Istanbul : "La politique du gouvernement n’est pas fondée sur la promotion des femmes. Depuis douze ans, elles ne sont pas considérées comme des personnes à part entière, mais comme des membres de la famille chargés de prendre soin des enfants et de la parentèle âgée."
Leur droit à mener une carrière professionnelle serait-il contesté ? "La femme ne peut naturellement pas être l’égale de l’homme", a indiqué le président, qui se défend de toute misogynie et affirme vouloir éviter que la gent féminine – de "nature délicate" – n’accomplisse des tâches trop rudes. Ahmet Davutoglu, son Premier ministre, estime que "le taux de suicide élevé dans les pays développés est lié à l’égalité homme-femme", et Mehmet Müezzinoglu, le ministre de la Santé, encourage les mères à rester à la maison.
Des propos qui ne choquent nullement Mmes Güldal Aksit, ex-ministre de la Famille, et Tülay Selamoglu, député d’Ankara et responsable des branches féminines de l’AKP, qui préfèrent les "droits humains" aux "droits des femmes" et jurent que leur président "croit en l’égalité" de sexes que Dieu a créés différents. Quoi qu’il en soit, ces déclarations, qui visent aussi à conjurer la hausse du chômage, devraient complaire à l’électorat conservateur avant les législatives de juin.
"Plafond de verre"
"La participation des femmes à la vie politique, économique et sociale est désormais limitée. Sous-représentées dans les études supérieures, elles n’ont pas un accès équitable au marché de l’emploi et ne bénéficient pas d’infrastructures adéquates pour la garde de leurs enfants. Elles ne sont que 29 % à travailler, et le fameux "plafond de verre" les empêche d’accéder à des postes à responsabilité", constate Ayse Danisoglu, qui en appelle à une "révolution des mentalités".
Il y a fort à faire. Car quoi de mieux qu’une bonne petite attaque sexiste pour intimider et discréditer des journalistes jugées trop critiques ? Depuis des mois, celles-ci sont prises à partie par des responsables AKP, puis livrées à la vindicte de leurs partisans, qui les insultent ou les menacent sur les réseaux sociaux. Comme Ece Temelkuran (licenciée de Habertürk après une enquête sur le massacre de villageois kurdes), Nuray Mert (remerciée du quotidien Milliyet), Selin Girit (qualifiée de "traître" pour sa couverture, sur la BBC, du mouvement contestataire de Gezi) ou Amberin Zaman, du quotidien Taraf, qu’Erdogan a traitée de "femme effrontée" et de "militante déguisée en journaliste", suscitant les protestations de l’hebdomadaire britannique The Economist, un autre de ses employeurs.
Mais si, pour Ece Temelkuran, les droits des femmes n’ont fait que régresser, Amberin Zaman se veut plus nuancée. "Durant ses premières années de pouvoir, l’AKP a mis en oeuvre une série de réformes impressionnantes : l’homme n’est plus le "chef de famille" ; le viol marital est devenu un délit ; la levée de l’interdiction du port du voile dans écoles et universités a facilité l’accès des femmes pieuses à l’éducation et à l’emploi. Emine Erdogan, l’épouse du président, a promu avec vigueur l’éducation des filles."
Des avancées que salue aussi la sociologue Gaye Petek : "Dès ses débuts en 2002, peut-être parce qu’il voulait séduire l’Union européenne, l’AKP a comblé les manques du code civil. L’âge légal du mariage est de 18 ans, la femme mariée a le droit de conserver son nom de jeune fille, un partage des biens est prévu en cas de séparation… Pour les crimes d’honneur, les associations féministes ont obtenu gain de cause : les mineurs, que leurs familles encourageaient souvent à passer à l’acte, encourent les mêmes peines que les majeurs."
Sur twitter, des milliers de femmes ont répondu par un gigantesque esclaffement à l’injonction du pouvoir.
Une société religieuse, pieuse et morale, voire pudibonde
Mais aujourd’hui, "la rhétorique d’Erdogan mène dans la direction opposée", note Amberin Zaman. "Le droit est une chose ; le volet éducatif qui doit l’accompagner n’a pas suivi, déplore Gaye Petek. Certes, il y a toujours eu beaucoup de violence, et ce bien avant l’arrivée de l’AKP, qui la condamne d’ailleurs clairement. Mais on assiste à un retour en arrière, avec, par exemple, la fermeture de centres d’hébergement pour femmes battues et une conception un peu pétainiste du rôle de la femme dans la société. Bref, un discours qui donne le sentiment qu’on prépare une société religieuse, pieuse et morale, voire pudibonde."
"Cette attitude patriarcale se reflète au gouvernement, où il n’y a qu’une seule femme ministre – de la Famille, bien sûr – et à l’Assemblée, où siègent peu de femmes députés [77 sur 535], précise Zaman. Mais l’opposition laïque compte encore moins de femmes députés que l’AKP proportionnellement à leurs collègues masculins ! Ce modèle patriarcal transcende les clivages politiques, à l’exception du parti HDP [prokurde], qui a adopté la parité à tous les échelons."
Pourtant, lors des campagnes électorales, des nuées de militantes AKP battent le pavé pour distribuer charbon ou appareils électroménagers aux familles nécessiteuses. "Elles sont très nombreuses, rappelle Gaye Petek. Après avoir aidé Erdogan à devenir maire d’Istanbul [en 1994], elles ont été remerciées par des postes dérisoires. Que pensent-elles du discours incitant les femmes à rentrer à la maison ? Il serait intéressant de le savoir…" Signe d’embarras ? Peu enclines (à l’instar de tous les cadres de leur parti) à parler à la presse étrangère, plusieurs députées AKP, sollicitées, n’ont jamais répondu à nos questions.
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