Sénégal – Mame Mactar Gueye : « ‘Charlie Hebdo’ a jeté de l’huile sur le feu »
Mame Mactar Gueye est le vice-président de l’ONG islamique Jamra, à Dakar. À la veille de la manifestation anti-« Charlie Hebdo » prévue dans la capitale sénégalaise, il donne sa position sur la polémique qui a suivi une nouvelle caricature du prophète en une du journal français.
Quinze jours après les assassinats sanglants qui ont durablement traumatisé la France, une manifestation réunira à Dakar, le 24 janvier, les détracteurs sénégalais de Charlie Hebdo. Si elle a quasi unanimement dénoncé les meurtres commis au nom de l’islam par les frères Kouachi et Amédy Coulibaly, l’opinion sénégalaise s’est en effet sentie blessée par la dernière une de l’hebdomadaire, vécue comme une provocation gratuite. Pour le vice-président de l’ONG islamique Jamra, Mame Mactar Gueye, qui a exprimé son souhait de voir le président Macky Sall se joindre aux manifestants, la laïcité à la française, qui se gargarise de droit au blasphème, gagnerait à respecter davantage les croyances d’autrui.
Cette manifestation, organisée à l’initiative de la Plateforme africaine pour le développement et les droits humains (Pladh), est une réaction à la persistance de l’équipe de Charlie Hebdo dans le blasphème, le sacrilège et l’agression de la foi d’autrui. Nous sommes favorables à la liberté d’expression mais ce principe ne saurait être absolu. Ce journal satirique n’a pas su tirer les leçons du drame qui l’a frappé, et que nous regrettons. Le 14 janvier, il a mis à la une, une nouvelle fois, une caricature du prophète Mohamed (PSL) en lui faisant tenir un propos qu’il n’a jamais tenu : “Je suis Charlie”. En se radicalisant de la sorte, Charlie Hebdo porte une responsabilité morale dans les actes regrettables qui s’en sont suivis, notamment au Niger, où l’on déplore dix morts et quarante-cinq églises détruites.
Charlie Hebdo porte une responsabilité morale dans les actes regrettables qui s’en sont suivis.
Samedi, il ne s’agira pas de brûler le drapeau français ni d’insulter qui que ce soit mais d’en appeler au dialogue entre les cultures et les religions. Et nous lancerons un appel aux chefs d’État africains qui se sont rendus en France le 11 janvier pour partager la douleur du peuple français, en leur demandant de s’associer aussi à la douleur de ceux qui ont été blessés dans leur foi.
La présence de Macky Sall à la manifestation parisienne du 11 janvier vous a-t-elle choqué ?
Il est normal, compte tenu de nos relations anciennes avec la France, que nous soyons émus lorsqu’un drame frappe ce pays. Mais le président Macky Sall avait déjà exprimé son indignation et sa solidarité lors du conseil des ministres puis, le lendemain, en présentant ses condoléances à l’ambassade de France. À nos yeux, c’était suffisant. Pourquoi aller se joindre à un défilé dont le mot d’ordre était : “Je suis Charlie” ?
Le Sénégal, quoique laïque sur le plan constitutionnel, est composé à 95 % de musulmans. C’est une réalité dont on ne peut pas faire fi. Par ailleurs, Macky Sall est le président en exercice de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui regroupe, 1,6 milliard de musulmans. Ce n’est pas François Hollande qui l’a élu, ce sont les Sénégalais. Notre opposition à sa présence à Paris est partagée par de larges franges de la société sénégalaise, des confréries religieuses à la société civile, en passant par les partis politiques. Avec la manifestation de samedi, nous offrons à Macky Sall l’occasion de se réconcilier avec les Sénégalais. Qu’il participe à notre manifestation, à laquelle il a été convié, et exprime ainsi sa solidarité avec nos préoccupations.
Comment votre organisation s’est-elle positionnée suite à l’assassinat des collaborateurs de Charlie Hebdo ?
Nous nous sommes référés aux enseignements coraniques, qui disent très clairement que l’islam est une religion de paix, de fraternité et d’amour du prochain. Avant toute autre considération, nous avons donc condamné l’acte barbare et sanguinaire dont la rédaction de Charlie Hebdo a été la cible.
Notre deuxième réaction a été de nous dire qu’il fallait tirer les enseignements de cet événement. En faisant le choix de publier ces caricatures blasphématoires, en 2006, Charlie Hebdo a jeté de l’huile sur le feu. À tel point que le président français de l’époque, Jacques Chirac, avait condamné cette injure faite à la foi d’autrui. Dans toutes les religions, il y a des gens qui, lorsqu’ils sont agressés dans leur foi, laissent les chiens aboyer, et d’autres qui ont une réaction épidermique. Charlie Hebdo aurait dû en tenir compte.
En islam, on ne doit jamais se réjouir du malheur et de la douleur des autres.
Un téléprédicateur de Sen-TV, Iran Ndao, s’est réjoui de l’attentat à Charlie Hebdo, considérant qu’il s’agissait d’une vengeance légitime. Comment jugez-vous cette déclaration ?
En islam, on ne doit jamais se réjouir du malheur et de la douleur des autres. Des familles ont été endeuillées. Nous désapprouvons ceux qui se réjouissent de ce qui est arrivé.
Comment définiriez-vous la laïcité à la sénégalaise, dans un pays où la religion joue un rôle primordial ?
C’est la consécration de la liberté de culte : la liberté de croire ou de ne pas croire. Musulmans, catholiques, animistes on non-croyants sont protégés dans leurs convictions. Au Sénégal, il y a une convivialité naturelle et ancienne entre les communautés musulmane et chrétienne. Pour l’Aïd El Kébir, une famille musulmane ne tuera pas son mouton sans offrir un gigot à ses voisins catholiques. Et à Pâques, nos frères chrétiens offriront un bol de Ngalakh à leurs voisins musulmans. Nos ancêtres ont eu la sagesse de bâtir cette exception sénégalaise. C’est une chance qu’il faut préserver. Nous ne devons permettre à personne de remettre en cause cette concorde entre Sénégalais.
La France fait primer la liberté d’expression sur le respect du sacré. Cela vous choque-t-il ?
Nous pensons que les Français sont allés trop loin dans la promotion de la libéralité. Il ne faut pas ouvrir des brèches allant dans le sens du piétinement des valeurs sacrées. Il n’y a pas à se glorifier du fait que le blasphème ne soit pas réprimé par le droit français. Car de ce fait, des gens se croient tout permis : dessiner le pape pratiquement nu, dessiner le prophète tenant une pancarte “Je suis Charlie”… Quand ce journal a récidivé, par sa couverture du 14 janvier, on a pu en mesurer les conséquences, par exemple au Niger. La France doit faire son introspection et se demander si sa conception de la laïcité ne serait pas à revoir. Celle-ci doit être encadrée par une morale républicaine qui tienne compte de la liberté des autres de croire. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas athée qu’on serait un barbare ou un intégriste. Il faut en finir avec ce mépris culturel.
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Propos recueillis à Dakar par Mehdi Ba
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