Omar Belhouchet : « Nous n’excluons pas un retour des violences contre les journalistes algériens »
Omar Belhouchet est directeur du quotidien francophone « El Watan ». Dans les années 1990, il a fait l’objet de deux tentatives d’assassinat de la part des groupes islamiques armés. Dans cet entretien réalisé à Alger, il s’exprime sur l’attaque du journal satirique « Charlie Hebdo », et revient sur la décennie noire durant laquelle une centaine de journalistes et assimilés ont été tué en Algérie.
Jeune Afrique : Vous avez été solidaires avec la rédaction de Charlie Hebdo mais vous refusez de publier les caricatures du prophète Mahomet. On ne peut pas rire de tout en Algérie ?
Omar Belhouchet : Lorsque l’information de l’attentat, un acte de guerre contre les journalistes de Charlie Hebdo, est tombée, nous nous sommes immédiatement projetés dans les années de terreur en Algérie. Incroyable télescopage. Les images qui défilaient sur les chaînes de télévision nous ont replongés dans la décennie noire qui a fait plus de 150 000 morts en Algérie. Même si nous avons des reproches à faire à la presse française, qui n’a pas toujours été très solidaire au moment où nos journalistes se faisaient massacrer, nous condamnons sans ambigüité l’attaque contre Charlie Hebdo. Nous n’avons pas publié les caricatures car nos lecteurs sont dans leur grande majorité musulmans. Au-delà de la loi algérienne qui interdit la représentation du prophète et le blasphème, c’est une décision que nous avons prise avec les journalistes de la rédaction. Nous n’avons pas le droit de toucher aux sentiments des lecteurs. Cette position n’altère en aucune manière notre élan de solidarité à l’égard de l’hebdo satirique.
>> Lire aussi la tribune de Boualem Sansal : "La guerre islamiste en France, An I"
Vous fixez-vous des lignes rouges dans votre travail ?
Non ! À El Watan, tous les sujets sont abordés. Nous traitons de la santé et de la maladie du président Bouteflika, des achats massifs d’armes par l’armée, de la corruption d’État, du rôle des services de sécurité ou de renseignement. Il n’y a pas de sujets tabous ou de lignes rouges. Cela dit, nous n’avons pas le droit de toucher aux croyances de nos lecteurs en publiant des caricatures à caractère blasphématoire.
En Algérie, une centaine d’hommes de presse ont été tués dans les années 1990. Vous même avez été victime de deux tentatives d’assassinat. Comment se protège-t-on des menaces terroristes ?
À l’époque, les journalistes vivaient pratiquement dans la clandestinité. Aujourd’hui, avec les discours de haine développés par certaines télés privées, avec cette marche violente qui s’est déroulée à Alger, nous n’excluons pas un retour des violences contre les journalistes. Ce climat de tension est inquiétant. Il faudra peut-être reprendre un certain nombre d’habitudes acquises durant l’époque où on tuait les journalistes. Faire attention à nos déplacements et nos comportements dans la rue.
À Alger, on a même hissé le drapeau noir de Daesh dans certains édifices publics.
Comment expliquer la réaction violente dans certains pays – notamment l’Algérie – contre Charlie Hebdo et contre la France ?
Ce sont des réactions qui n’ont pas grand-chose à voir avec la religion musulmane. Ce sont des mouvements islamistes qui ont déjà un pied dans le terrorisme et qui attendent la moindre occasion pour faire avancer leur projet d’instaurer une république islamique. Ce sont des mouvements salafistes (fondamentalistes), d’anciens dirigeants du FIS, d’anciens terroristes ou de repentis qui ont appelé à la haine lors de la marche organisée vendredi 16 janvier à Alger. Leur objectif est de revenir sur la scène politique. Il est sain que les Algériens manifestent pacifiquement pour exprimer leur mécontentement à l’égard des caricatures de Mahomet. Mais l’usage de la violence est intolérable. À Alger, on a même hissé le drapeau noir de Daesh dans certains édifices publics.
>> Lire la tribune de Asma Lamrabet : "L’attentat contre Charlie hebdo et l’urgence d’un réformisme musulman"
Cette marche émaillée de violences au cours de laquelle certains ont fait l’apologie du terrorisme, dans laquelle on a scandé les noms des frères Kouachi, ne fait-elle pas craindre le retour de ces années de terreur ?
Oui, nous craignons de voir des mouvements radicaux jouer avec les sentiments et la colère des Algériens pour revenir sur la scène politique. Je suis étonné par la passivité des autorités. Sont-elles en train d’encourager le retour de ces fondamentalistes, alors qu’il y a une contestation populaire contre le gaz de schiste ainsi que de vives inquiétudes sur l’avenir du pays à cause de la chute du prix du pétrole ? Une partie du pouvoir est en train de jouer avec le feu en agitant le spectre de l’islamisme, en laissant ces mouvements salafistes s’activer publiquement.
Des chaînes privées, ainsi que des journaux, encouragent le prosélytisme, donnent la parole à des prédicateurs extrémistes qui appellent à l’excommunication des intellectuels et des journalistes. Faut-il un débat en Algérie sur l’éthique et la déontologie ?
Il y a un discours de la haine qui est produit par ces organes de presse et les autorités laissent dire et faire. Il faut que l’on sache que les télés Ennahar et Echourouq sont portées à bout de bras par les autorités. Elles sont financées par l’argent public, l’argent du contribuable. Et ces médias sont utilisés pour faire peur aux Algériens.
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Propos recueillis par Farid Alilat, envoyé spécial à Alger
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