Gaye Petek : « Une femme Premier ministre, ça n’avait étonné personne en Turquie »
Pour « Jeune Afrique », la sociologue turque Gaye Petek retrace l’évolution de la politique du gouvernement AKP à l’égard des femmes. À l’en croire, leurs droits juridiques n’ont pas régressé, mais le discours des dirigeants prépare à une société « religieuse, pieuse, morale, voire pudibonde ».
Un président (Recep Tayyip Erdogan) qui estime que "la femme n’est naturellement pas l’égale de l’homme" ; un vice-Premier ministre qui déclare que les femmes ne doivent pas rire en public afin de "conserver leur décence" ; un ministre de la Santé qui leur suggère de se consacrer à leur "métier de mère" plutôt que de mener une carrière professionnelle… Dirigée depuis douze ans par l’AKP (islamo-conservateur), la Turquie héritière de Mustafa Kemal (qui octroya le droit de vote à ses concitoyennes dès 1934) est-elle en train de régresser en matière de droits des femmes ? L’éclairage de la sociologue turque Gaye Petek, membre actif de l’association Eller, basée à Paris, qui se bat contre les violences faites aux femmes, principalement en Turquie.
Jeune Afrique : Les droits des femmes ont-ils régressé depuis que l’AKP est au pouvoir ?
Gaye Petek : On assiste à un grand paradoxe. Les droits juridiques n’ont pas reculé car, à peine arrivé au pouvoir en 2002, et peut-être parce qu’il voulait séduire l’Union européenne, l’AKP a comblé des manques d’un code civil qui était déjà très européen : l’âge légal du mariage est de 18 ans pour garçons et filles ; la femme mariée a le droit de garder son nom de jeune fille ; un partage des biens est prévu en cas de séparation… Pour les crimes d’honneur, les associations féministes ont obtenu gain de cause : les mineurs, que leurs familles encourageaient souvent à passer à l’acte, encourent les mêmes peines que les majeurs.
On condamne les violences faites aux femmes, mais on ferme des centres d’hébergement pour femmes battues.
Le droit est une chose. Mais le volet éducatif qui devait l’accompagner n’a pas suivi. D’un côté on condamne les violences faites aux femmes, et de l’autre on ferme des centres d’hébergement pour femmes battues… Au quotidien, l’AKP tient un discours qui s’apparente à un retour en arrière et relève d’une conception un peu pétainiste du rôle de la femme dans la société : elle n’est considérée que comme une mère, à qui l’on déconseille de travailler pour se consacrer aux joies de la maternité. Bref, un discours qui donne le sentiment que l’on prépare une société religieuse, pieuse et morale, voire pudibonde.
Cette rhétorique de l’AKP favorise-t-elle la violence à l’égard de femmes, comme le prétend l’opposition ?
Durant ses premières années de pouvoir, l’AKP a tenu un discours dans la continuité de la tradition kémaliste et destiné à séduire l’Union européenne. Il a changé de ligne lorsque que la Turquie s’est sentie exclue du concert européen. L’Europe a indéniablement une part de responsabilité.
Cela dit, l’AKP condamne clairement les violences faites aux femmes. Lors de la signature de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence conjugale, qui s’est déroulée à Istanbul en 2011, le discours de Fatma Sahin, alors ministre turque de la Famille, a été très net sur ce point.
Par ailleurs, tout un travail de sensibilisation est mené par le gouvernement dans les consulats de Turquie à l’étranger, à destination des immigrés turcs, où l’on organise des réunions avec des responsables associatifs, des députés ou des ministres, et où l’on insiste sur l’importance de protéger les femmes, de ne pas les maltraiter. Mais si le discours politique condamne clairement les violences faites aux femmes, les propos les plus récents tenus par les responsables de l’AKP tendent à les décourager d’accéder au marché de l’emploi et les incite à rentrer à la maison faire des enfants, à ne plus travailler.
La violence à l’encontre des femmes a tout de même crû de 1 400% entre 2002 et 2009, selon le ministère turc de la Justice. Comment expliquez-vous cette hausse exponentielle ?
N’oublions pas qu’il y a toujours eu beaucoup de violence en Turquie, et ce bien avant l’AKP. En 2009, ce chiffre a paru en effet mirobolant. Il y a quelques années, Elele, l’association que j’ai dirigée jusqu’en 2010, avait montré que 4 Turques sur 10 étaient soit battues soit opprimées par leurs familles. Puis, en 2005, une étude de l’Institut de recherche sur la famille (qui dépend du Premier ministre), a établi que 34% des femmes mariées étaient victimes de violences.
Plus récemment, en 2007-2008, une enquête du Tübitak (le CNRS turc), a montré que 35% des épouses avaient été au moins une fois victimes de violences conjugales, ce taux passant à 43% chez les illettrées. Les auteurs de cette étude, Y. Arat et A. Altinay, estiment que ce taux doit être en réalité plus élevé au niveau global, car les femmes éduquées répugnent à déclarer les violences subies.
Où en est l’accès des filles à l’éducation ?
La couverture éducative est déjà assez étendue et bien organisée, à l’exception de zones reculées où les écoles secondaires sont éloignées pour certains villageois. Le souci, c’est qu’il y a de plus en plus d’imam hatip (écoles coraniques) et que les nouvelles règles de l’éducation nationale stipulent que les élèves dont le niveau scolaire est bas à la fin de l’école primaire sont dirigés vers ces écoles coraniques plutôt que vers les écoles publiques. C’est aussi une voie de garage vers laquelle on dirige volontiers les filles.
Y a-t-il des inégalités salariales flagrantes, pour les femmes qui travaillent, comparé à leurs collègues masculins ?
Seulement 25% environ des femmes ont accès au marché du travail, contre 72% des hommes.
Pas plus qu’en France. Mais seulement 25% environ des femmes ont accès au marché du travail, contre 72% des hommes. Et bien sûr les classes bourgeoises, supérieures et intellectuelles sont mieux représentées : un médecin sur trois, et un architecte sur trois sont des femmes.
Il faut aussi noter que la pression familiale les dissuade souvent de travailler. Notons par exemple que seules 19% des Turques qui vivent en France travaillent : c’est le taux le plus bas pour les femmes d’origine étrangère installées dans ce pays.
Qu’en est-il en matière de leur représentation en politique ?
La Turquie comptait 19 députées en 1935 alors que les Françaises n’allaient obtenir le droit de vote que dix ans plus tard. On assiste aujourd’hui à un recul : 77 députées sur 535, très peu de conseillères dans les ministères… Pourquoi ce recul ? D’abord parce que les partis écartent les candidatures féminines, ensuite parce que les familles turques sont globalement oppressives. De 1993 à 1996 pourtant, la Turquie a eu une Premier ministre femme, Tansu Çiller, et personne ne s’en était étonné. N’importe quel paysan turc est habitué à voir une femme médecin ou avocate… mais il ne veut pas que sa femme ou sa fille le soit !
L’AKP compte pourtant beaucoup de militantes, et celles-ci sont même hyperactives…
C’est exact, et Recep Tayyip Erdogan leur doit en grande partie son ascension politique, puisqu’elles l’ont aidé à remporter la mairie d’Istanbul en 1994. Elles se sont ensuite vues offrir pour toute récompense des postes dérisoires. Que pensent-elles du discours actuel, incitant les femmes à rentrer à la maison ? Il serait intéressant de le savoir…
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Propos recueillis par Joséphine Dedet
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